Posté le: Lun Jan 09, 2012 21:06 Sujet du message: Vol spécial de Fernand Melgar
À la demande de Baldanders, je sauve une bafouille qui avait disparu (j'ai pas relu) :
Ce qui est indiscutable dans Vol Spécial, c'est que Fernand Melgar y filme un système profondément pervers, fait de matons paternalistes et mielleux, qui te carressent la nuque tendrement pour t'annoncer en chuchotant que la police va venir te ligoter et te jeter dans un avion, ou qui te conseillent après un meurtre policier de faire du sport pour oublier -- et donc clairement fasciste. Ce centre de rétention suisse "quatre étoiles" (façon de parler : une prison est toujours une prison), c'est vraiment la prison de L'Invitation au supplice. Dans ce livre, Nabokov décrit l'attente absurde et inhumaine de Cincinnatus, condamné à mort : personne ne veut lui dire la date de sa mort, mais tous sont aux petits soins avec lui, exigent de lui de la reconnaissance et du respect envers ceux qui l'éxecuteront. Ils veulent qu'il rie avec eux, qu'il leur confie ses secrets intimes, qu'il ait de la considération pour eux. Cincinnatus n'en fait rien, bien au contraire, il se referme sur lui-même, perd la raison, ne sait plus à quoi lui sert ce temps avant la mort, qu'on lui promet comme une bonne blague. Le livre culmine lorsque son nouveau voisin de cellule, au moins aussi mielleux que les matons, au moins aussi prétentieux et condescendant, se révèle être son futur bourreau, venu en avance passer quelques jours avec lui, pour mieux le connaître, pourquoi pas devenir son ami, en tout cas faire preuve "d'humanité" avant que de lui trancher la tête sans remords. La prison de Vol Spécial est exactement la même, où l'on te met la main amicalement sur l'épaule avant de te renvoyer dans un pays où l'on souhaite ta mort ; où les bourreaux jouent au basket avec les prisonniers dans la cour barbelée...
Donc le système est clairement fasciste, disais-je. Là-dessus, tout le monde semble d'accord. Ce qui déconcerte, c'est qu'à voir le film, on n'est pas bien sûr que Melgar lui-même s'en rende compte. Le film paraît ne pas savoir quoi faire de ce qu'il filme, ne pas bien comprendre ce qu'il découvre ; il avance hébété, sans la moindre intelligence de mise en scène, sans la moindre compréhension sensible de ce qui se joue. Je ne crois pas avoir lu cela dans les débats qui ont suivi la tribune de Branco : le film, avant même d'être collaborationniste, est avant tout d'une stupidité de mise en scène proprement abyssale. C'est même cette stupidité qui le fait sombrer dans le collaborationnisme. Je ne dis pas stupidité pour dédouaner Melgar : je tiens au contraire à souligner clairement sa responsabilité, sa culpabilité. C'est lui qui en cède à une démagogie de mise en scène : c'est lui qui charcute au montage, sans la moindre morale de montage, sans vergogne, tous les échanges, qui se retrouvent tronçonnés en petits fagots, découpés phrase par phrase, et leur collure maladroite planquée dans un pacson de plans de coupes malhonnêtement disposés. C'est lui qui filme un détenu libéré comme un sportif qui vient d'avoir une médaille. C'est lui qui se défausse totalement lorsqu'un drame survient, et de quelle manière : ne trouver, pour seul traitement audiovisuel de la mort d'un migrant, à montrer que le journal télévisé, à quel degré de nullité est-ce tomber? Et construire derrière ces archives un faux silence grave, constitué d'un nuage de visages muets extraits des habituels plans de coupe, n'est-ce pas tout autant malhonnête? Melgar se fout tout seul dans sa merde. Branco fait bien de l'y laisser.
Il faut ajouter que si Branco a tant surpris, c'est aussi que toute critique morale a disparu. On a réhabilité le travelling de Kapo, on a tourné en dérision les affaires de morale qui accompagnent tout travelling et on ne s'en est plus soucié du tout, par cynisme et prime au sujet. Que Vol Spécial écume les festivals, qu'il atterrisse à Lussas par exemple, n'est en rien surprenant. Sa nullité formelle, son absence totale d'intelligence de mise en scène est de celles qu'on croise sans cesse en festivals comme en salles. Ses manipulations de montage et sa scandaleuse légèreté sont par exemple les mêmes à l’œuvre dans, par exemple, en vrac, sans ordre et sans acharnement, d'autres titres auraient pu venir : Le Président, Entrée du personnel ou encore Entre nos mains. Je n'ai pas souvenir d'articles ne serait-ce que s'en apercevant. Je n'ai pas l'impression que la morale des choix de mise en scène soit encore quelque chose de pris au sérieux, de pris pour fait majeur du film, pour première ligne du film. Traitez le bon sujet, d'abord, c'est ce qui prime. Traitez-le comme des cons si vous voulez, mais d'abord le bon sujet. _________________ "Si je m'en sors bien, je serai peut-être vendeur aux 3 Suisses."
Dernière édition par Zahad le rouge le Mer Fév 15, 2012 15:33; édité 1 fois
Posté le: Mar Jan 10, 2012 4:53 Sujet du message: Re: La Forteresse de Fernand Melgar
Zahad le rouge a écrit:
À la demande de Baldanders, je sauve une bafouille qui avait disparu (j'ai pas relu) :
Ce qui est indiscutable dans Vol Spécial, c'est que Fernand Melgar y filme un système profondément pervers, fait de matons paternalistes et mielleux, qui te carressent la nuque tendrement pour t'annoncer en chuchotant que la police va venir te ligoter et te jeter dans un avion, ou qui te conseillent après un meurtre policier de faire du sport pour oublier -- et donc clairement fasciste. Ce centre de rétention suisse "quatre étoiles" (façon de parler : une prison est toujours une prison), c'est vraiment la prison de L'Invitation au supplice. Dans ce livre, Nabokov décrit l'attente absurde et inhumaine de Cincinnatus, condamné à mort : personne ne veut lui dire la date de sa mort, mais tous sont aux petits soins avec lui, exigent de lui de la reconnaissance et du respect envers ceux qui l'éxecuteront. Ils veulent qu'il rie avec eux, qu'il leur confie ses secrets intimes, qu'il ait de la considération pour eux. Cincinnatus n'en fait rien, bien au contraire, il se referme sur lui-même, perd la raison, ne sait plus à quoi lui sert ce temps avant la mort, qu'on lui promet comme une bonne blague. Le livre culmine lorsque son nouveau voisin de cellule, au moins aussi mielleux que les matons, au moins aussi prétentieux et condescendant, se révèle être son futur bourreau, venu en avance passer quelques jours avec lui, pour mieux le connaître, pourquoi pas devenir son ami, en tout cas faire preuve "d'humanité" avant que de lui trancher la tête sans remords. La prison de Vol Spécial est exactement la même, où l'on te met la main amicalement sur l'épaule avant de te renvoyer dans un pays où l'on souhaite ta mort ; où les bourreaux jouent au basket avec les prisonniers dans la cour barbelée...
Donc le système est clairement fasciste, disais-je. Là-dessus, tout le monde semble d'accord. Ce qui déconcerte, c'est qu'à voir le film, on n'est pas bien sûr que Melgar lui-même s'en rende compte. Le film paraît ne pas savoir quoi faire de ce qu'il filme, ne pas bien comprendre ce qu'il découvre ; il avance hébété, sans la moindre intelligence de mise en scène, sans la moindre compréhension sensible de ce qui se joue. Je ne crois pas avoir lu cela dans les débats qui ont suivi la tribune de Branco : le film, avant même d'être collaborationniste, est avant tout d'une stupidité de mise en scène proprement abyssale. C'est même cette stupidité qui le fait sombrer dans le collaborationnisme. Je ne dis pas stupidité pour dédouaner Melgar : je tiens au contraire à souligner clairement sa responsabilité, sa culpabilité. C'est lui qui en cède à une démagogie de mise en scène : c'est lui qui charcute au montage, sans la moindre morale de montage, sans vergogne, tous les échanges, qui se retrouvent tronçonnés en petits fagots, découpés phrase par phrase, et leur collure maladroite planquée dans un pacson de plans de coupes malhonnêtement disposés. C'est lui qui filme un détenu libéré comme un sportif qui vient d'avoir une médaille. C'est lui qui se défausse totalement lorsqu'un drame survient, et de quelle manière : ne trouver, pour seul traitement audiovisuel de la mort d'un migrant, à montrer que le journal télévisé, à quel degré de nullité est-ce tomber? Et construire derrière ces archives un faux silence grave, constitué d'un nuage de visages muets extraits des habituels plans de coupe, n'est-ce pas tout autant malhonnête? Melgar se fout tout seul dans sa merde. Branco fait bien de l'y laisser.
Il faut ajouter que si Branco a tant surpris, c'est aussi que toute critique morale a disparu. On a réhabilité le travelling de Kapo, on a tourné en dérision les affaires de morale qui accompagnent tout travelling et on ne s'en est plus soucié du tout, par cynisme et prime au sujet. Que Vol Spécial écume les festivals, qu'il atterrisse à Lussas par exemple, n'est en rien surprenant. Sa nullité formelle, son absence totale d'intelligence de mise en scène est de celles qu'on croise sans cesse en festivals comme en salles. Ses manipulations de montage et sa scandaleuse légèreté sont par exemple les mêmes à l’œuvre dans, par exemple, en vrac, sans ordre et sans acharnement, d'autres titres auraient pu venir : Le Président, Entrée du personnel ou encore Entre nos mains. Je n'ai pas souvenir d'articles ne serait-ce que s'en apercevant. Je n'ai pas l'impression que la morale des choix de mise en scène soit encore quelque chose de pris au sérieux, de pris pour fait majeur du film, pour première ligne du film. Traitez le bon sujet, d'abord, c'est ce qui prime. Traitez-le comme des cons si vous voulez, mais d'abord le bon sujet.
Posté le: Mer Fév 15, 2012 15:00 Sujet du message: Re: La Forteresse de Fernand Melgar
Zahad le rouge a écrit:
Que Vol Spécial écume les festivals, qu'il atterrisse à Lussas par exemple, n'est en rien surprenant. Sa nullité formelle, son absence totale d'intelligence de mise en scène est de celles qu'on croise sans cesse en festivals comme en salles. Ses manipulations de montage et sa scandaleuse légèreté sont par exemple les mêmes à l’œuvre dans, par exemple, en vrac, sans ordre et sans acharnement, d'autres titres auraient pu venir : Le Président, Entrée du personnel ou encore Entre nos mains.
Désolé de te dire, Zad, que je suis en désaccord complet avec toi sur Vol spécial que j'ai vu ce matin.
"Formellement nul", je ne comprends pas ce que ça veut dire. Par ailleurs, s'il y a manipulation de montage, il n'y a pas inintelligence, c'est contradictoire.
Ce qui est sûr, et sans doute est-ce ce que tu appelles "nullité formelle", c'est qu'à aucun moment Melgar ne souligne qu'il fait un film, du cinéma. Pas de long plan-séquence dérangeant par sa durée, pas de dialogue entre le filmeur et les filmés, pas de montage parallèle qui ferait sens.
Il n'y a donc pas de "mise en scène", dans ce sens précis qu'il n'y a pas de renvoi à la position du filmeur, qui a préféré s'exprimer à l'extérieur du film (si Melgar appelle les spectateurs à s'engager contre la politique suisse d'expulsion des sans-papiers, il le fait dans les débats et la presse).
Alors la question qu'on peut se et lui poser, c'est : peut-on, avec ce genre de sujet, jouer la transparence, l'objectivité ? Difficile question, et je ne me précipiterai pas pour répondre. Mais en tout cas, ce que tu appelles "manipulations au montage" ne m'a pas choqué du tout, il a coupé pour resserrer des moments sans pour autant trahir les gens qu'il filme, dont on perçoit bien les sentiments d'espoir ou de désespoir, et de rage.
Quant aux matons, que tu qualifies de fascistes ou de collabos, il est je trouve intéressant de voir comment ils s'accommodent, parfois assez mal mais toujours, de ces situations, leur mauvaise foi, leur gêne, leur tristesse que je crois vraie parfois.
EDIT
Spoiler:
Citation:
Jusqu’au samedi 13 août, jour de clôture, tout s’était idéalement déroulé au Festival du film de Locarno (Le Monde du 15 août). Et puis la foudre s’est abattue in extremis, lancée au sein même du jury, par son président, Paulo Branco, grand producteur de films transformé ce jour-là en Zeus courroucé. La scène a lieu à la fin de la conférence de presse du jury, peu après l’annonce du double prix (oecuménique et de la jeunesse) obtenu par le documentaire suisse en compétition de Fernand Melgar, Vol spécial. Le commentaire de Paulo Branco est bref : « Ce film s’accompagne d’un fascisme ordinaire trop courant dans notre société, celui-là même qu’il prétend dénoncer. »
Vol spécial est le fruit d’un tournage de six mois passés dans le centre de détention de Frambois, dans la banlieue genevoise, où sont incarcérés des immigrés sans papiers dans l’attente de leur expulsion du pays. Filmé dans le style du cinéma direct, Vol spécial chronique le fonctionnement de ce lieu sans le moindre commentaire ou entretien, tantôt du côté des détenus, tantôt du côté des fonctionnaires, montrant aussi la relation entre les uns et les autres.
Cette « neutralité » est dénoncée par Branco. « C’est un film qui ne confronte jamais les bourreaux qui sont quand même ceux qui font exécuter ça et qui amènent finalement à la mort de quelqu’un. Ce que je trouve intenable », a-t-il déclaré, après la conférence de presse, à la Télévision suisse romande (TSR).
La mèche est allumée, on ne l’éteindra plus. La presse suisse, qui soutenait fortement le film, monte au créneau. Evoquant un « contresens absolu », Antoine Duplan, éditorialiste au Temps, écrit le 15 juillet : « L’anathème lancé par Branco procède d’une dialectique d’extrême gauche qu’on croyait tombée en désuétude. » Le même jour, Pascal Decaillet, son confrère de La Tribune de Genève, titre : « Président du jury ou épurateur en chef ? » Dans les mêmes colonnes, Fernand Melgar est plus modéré : « Les bras m’en tombent, mais je ne veux pas rentrer dans son jeu. Après tout, chacun a le droit de s’exprimer, et nous sommes en démocratie. »
Jacques Mandelbaum LeMonde.fr
22 août 2011
Il faut faire confiance au réel
Par EDOUARD WAINTROP Délégué général de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes
Cher Paulo Branco, Nous avons à la fois vu le même film et nous en avons tiré des enseignements très différents. Oui Fernand Melgar descend dans l’enfer aux côtés des gardiens, avec comme une majorité du public, une sorte d’a priori en faveur de ces gardiens qui semblent si humains. Trop humains, dirait l’autre. Vous parlez à leur propos avec justesse de «sympathie désincarnée» mais c’est bien ce que le réalisateur a montré et ce que le spectateur ressent… D’abord la caméra reste auprès des enfermés, des promis à l’expulsion, plus longtemps qu’auprès des puissances invitantes. Ensuite, les oreilles de l’équipe, leurs micros, écoutent leurs sentiments, qui deviennent vite des revendications et des conceptions du monde, avec plus d’attention. Très vite, le discours des premiers personnages, les employés «humanistes», comme vous les appelez (et comme je les qualifierais également avec guillemets) paraît stéréotypé, vide de sens, et ceci quoi qu’ils en pensent, alors que celui des seconds, les condamnés au départ forcé, au vol spécial, prend une singularité et une profondeur convaincantes. A la fin, il est difficile de ne pas être bouleversé par leur sort, comme de ne pas être révolté par la dernière séquence pendant laquelle, après la mort d’un de ces proscrits, l’un des gardiens les «plus à l’écoute» reprend sa besogne comme si rien ne s’était passé.
Fernand Melgar n’a pas embouché une trompette pour clamer sa douleur ou pour se situer. Il est le représentant d’un documentaire que je dirais pragmatique et démocratique, qui écoute l’avis des «bourreaux» comme celui des victimes (pour reprendre une plaisanterie de Jean-Luc Godard), parce qu’il a confiance dans le réel et pense que le spectateur saura trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire trouver inacceptable ce que vous trouvez (et ce que je trouve également) abominable. Il fait à la fois confiance au réel (ce qui est indispensable quand on est documentariste) et au cinéma. Pensant que l’inouï viendra peu à peu rencontrer la subjectivité du spectateur. Est-il trop optimiste ? Peut-être. En tout cas, ce que vous avez ressenti à Locarno vous pousse à affirmer qu’il se trompe. Ce que j’ai vu moi, qui ai senti le film passer d’un bord à l’autre du spectre, du côté des gardiens à celui des enfermés promis à l’expulsion… me pousse à penser le contraire. Cela recoupe un vieux débat.
Il y a une quinzaine d’années, à Beaubourg, une discussion vive avait opposé sur ce sujet Albert Maysles et Robert Kramer, deux Américains dont le premier pensait que l’important était avant tout de savoir placer la caméra pour capter le réel, alors que le second expliquait, à la manière des philosophes contemporains, que ledit réel était construction et déconstruction. Quoi que l’on pense de ce débat éthique et métaphysique, les tenants des deux camps ont réalisé des films étonnants et dénonciateurs. Le premier signant Salesman et Gimme Shelter, le second filmant l’étonnant Notre nazi et, encore plus loin du documentaire classique, Route One USA et Milestones. Même si a priori la caméra de Maysles n’était pas dénonciatrice, il ne serait pas venu à l’idée de Kramer de la qualifier de collaborationniste. Ni a fortiori de fasciste. C’eût été absurde. Alors que la discussion sur ce qu’est le point de vue au cinéma ne l’est pas et mérite d’autres qualificatifs.
J’espère cher Paulo Branco que nous pourrons bientôt continuer cette discussion sans invective ni monter sur nos grands chevaux… Amicalement.
22 août 2011
Comment filmer un centre de rétention
Par PHILIPPE AZOURY Journaliste à Libération
«Je suis content de te voir libre, tu le mérites, tu es quelqu’un de bien, Serge.» Michel, le gardien, est si bon qu’on en oublierait presque qu’il est venu ici pour annoncer à Serge qu’il part dans le prochain vol à destination de Kinshasa, capitale d’une république démocratique du Congo que Serge avait fui, espérant trouver asile politique en Suisse. Libre ? Michel entend sûrement par là libre du centre de détention de Frambois, en Suisse, non loin de Genève. Libre de dégager et de retourner là où il ne voulait plus jamais aller. Et puisque ce type de rhétorique folle durera une heure et demie, on dira que Michel est un cas étrange de chic type. Sa voix est douce et attentionnée. Pour autant, on ne sait rien de ce qu’il en pense. On sait qu’il ne sait plus qui il doit être : un gardien de prison où des innocents purgent des courtes peines ? Un travailleur social aidant à l’intégration des demandeurs d’asile ? Dans sa dialectique, Michel a oublié qu’il accompagne des sans-papiers durant leur période de détention avant que l’administration ne décide de leur expulsion vers leur territoire d’origine : Niger, Kosovo, etc. Michel refuse de dire «détenus», il préfère «pensionnaires». Par volonté humaniste. Mais aussi pour mieux se voiler la face. Ne pas s’avouer qu’il reste un maillon d’une chaîne qui brise des vies, expulse des gens qui ont en Suisse une famille, un travail, paient des taxes, les renvoie là où il n’y a plus d’espoir. «Dans la dignité, dans le respect, dans le calme», dira plus loin le directeur de Frambois. On croirait entendre Jean-Louis Debré, un funeste 23 août 1996, vidant à la hache l’église Saint-Bernard de ses sans-papiers.
On entend tellement tout et son contraire à l’intérieur du Vol spécial de Fernand Melgar qu’il est difficile de ne pas se sentir aspiré par la logique du cinéaste. Lequel a voulu filmer les détenus et les gardiens à valeur égale, suivant une certaine transparence. Pourtant, le film diffuse un malaise. Dans ce qu’il montre (c’est son but), et dans la façon dont il le montre (c’est son échec). «Fasciste», l’adjectif proféré par Paulo Branco, pour le qualifier n’est pas le mieux choisi. Naïf et empêtré dans sa propre erreur, dirons-nous plutôt. Persuadés par là que Melgar, documentariste de gauche, est tombé tout seul dans le piège que lui tendait son propre dispositif. Que visait-il, d’ailleurs ? Montrer le quotidien des pensionnaires de Frambois et de leurs gardiens ? Dénoncer comment la Suisse expulse ? On ne saurait le dire, la visée de Melgar devenant de plus en plus floue au fur et à mesure de son déroulé. Filmer Frambois de l’intérieur est une chose, mais il fallait savoir montrer combien Frambois n’est que le nom d’un écheveau autrement plus complexe. Frambois, c’est ce moment où le pouvoir ne s’exerce pas encore tout à fait, où les êtres humains sont mis en attente - l’anesthésie avant l’opération.
A la place, Melgar fonde son immersion dans Frambois sur une sorte de jeu présupposé démocratique où chacun a droit à un temps de parole équivalent. Lequel débouche sur un discours biaisé. Qui passe par un chemin tout en séduction : je te donne ma position (de demandeur d’asile), je te réponds en te disant que tu vas pouvoir tirer «des choses positives» de cette expulsion. Je te montre comment j’ai de la compassion pour toi et, en partant pour l’aéroport, tu me serreras dans tes bras. «La raison du plus fort est toujours la meilleure», dira un des détenus, résigné, au moment de se faire expulser. Voilà dans le détail la matière de l’échange dans lequel s’enlise le film.
A l’intérieur de cette forteresse soudain devenue transparente, le spectateur tranchera, aura l’intelligence d’y voir clair, dit Melgar (et Edouard Waintrop après lui). Pourquoi pas, en effet ? Bien qu’on ait compris quelle stratégie de séduction est ici mise en œuvre par l’administration, et bien qu’il soit toujours intéressant de voir une telle stratégie se dire, le spectateur, et surtout le spectateur de gauche, sent monter une colère. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans le dispositif mis en place par Melgar ? Son exposition dialectique ne prend pas parce qu’un tel dialogue ne vaut rien dès lors que l’un des deux intervenants se ment en permanence à lui-même, et par conséquence ment à la caméra. Et que sur la durée (qui travaille contre les intentions de Melgar, car elle finit par inscrire des choses), le film n’aboutit jamais que sur le spectacle d’une administration prise uniquement en flagrant délit d’exquise délicatesse. Et le film de ne rien dire des deux détenus qui, à Frambois, ont tenté de se suicider fin septembre 2008 ? Ni de la vingtaine de pensionnaires qui s’y sont mutinés en octobre 2010 ? Il préfère montrer à la place un gentil gardien s’adressant poliment à un gentil pensionnaire. Une vision Bisounours des rapports de force. Où toute violence est immédiatement amortie. Le dispositif «transparent», «démocrate» de Melgar ne pouvant produire que cela. Ce n’est pas un hasard si celui des jurés du festival de Locarno qui s’est emporté le plus la semaine passée contre ce film soit producteur. Branco sait bien quel jeu de dupe se met en place dès que l’on demande des autorisations de filmer dans des endroits clôturés. Il sait que si Frambois a laissé Melgar filmer comme il l’entendait, c’est parce que l’administration avait tout à y gagner en matière d’image, saisissant l’occasion de retourner un docu de gauche en une publicité pour ses méthodes humanistes. Frambois ne travaille qu’à ça : à être un coussin mou par lequel on endort une dernière fois les sans-papiers avant reconduite à la frontière. Or, voilà : l’un des passagers du vol Zurich-Kinshasa mourra, étouffé dans l’avion tant ses sangles avaient été serrées trop fort par les policiers zurichois. On l’apprend à la fin du film, par un extrait du journal de 20 Heures de la Radio télévision suisse. Soit via une autre source d’image. Une source extérieure. A l’intérieur de Frambois, Melgar n’avait rien vu venir. Cette mort, dit Melgar, éclaire le film. Cette mort, dit Branco, rend au contraire le film encore plus insupportable. Elle est, de fait, la démonstration de son échec. La question théorique que soulève la dispute autour de ce film, ce n’est pas de savoir si on doit filmer l’ennemi (oui, et plutôt deux fois qu’une) ; mais que gagne-t-on à vouloir jouer un jeu démocratique lorsqu’il s’agit de décrire une mécanique inhumaine, antidémocratique ?
A la fac autrefois, on nous apprenait à lire les génériques, où l’inconscient du film - ce qu’Althusser appelait les appareils idéologiques d’Etat - montrait souvent son vrai visage. Que lit-on au générique de Vol spécial : qu’il est coproduit par la Radio télévision suisse (ça ne l’entache en rien, mais il est juste que ça soit à un moment dit). On lit surtout que les détenus ne sont désignés au générique que par leurs seuls prénoms. Cette absence de nom les nie. Sans papiers, ils sont devenus ici des sans-nom ! En revanche, le personnel de Frambois, les flics, la juge, l’avocat, tous ont droit à avoir l’intégrité de leur nom. Enfin, il y a cette dernière phrase : «Retrouvez les expulsés sur www.volspecial.ch». Expulsés de fait, leur destin renvoie désormais à des formules de télé-réalité, et à ses tribunaux populaires. Si tu veux que Serge reste en Suisse, tape un. Si tu veux que Serge se fasse expulser vers le Congo, tape deux.
22 août 2011
«Vol spécial», un documentaire qui met le feu au lac
PAR PAULO BRANCO PRODUCTEUR INDÉPENDANT, PRÉSIDENT DU JURY 2011 DU FESTIVAL DU FILM DE LOCARNO
Je persiste et signe dans mon indignation et ma révolte contre le documentaire Vol spécial de Fernand Melgar, qui montre «de l’intérieur» un centre de rétention administrative suisse. Comment ne pas l’être lorsque, sous prétexte de dénoncer une loi abominable, le réalisateur ne cesse d’adopter le point de vue de ces simples «exécutants», ces «gardiens humanistes» que l’on entend à longueur de film répéter leurs bonnes intentions et qui ne seraient que les victimes collatérales d’un système sur lequel on ne leur demandera jamais leur avis ? Un point de vue dont le réalisateur se fait le complice permanent, au point de filmer leurs réunions et prendre connaissance d’informations vitales, qui ont eu pour conséquence la mort de plusieurs hommes, et qu’il ne transmettra pas aux détenus pour mieux «saisir» leurs réactions, filmées dans leur plus profonde et abjecte intimité.
Est-ce cela, filmer à la distance juste, alors qu’il faut attendre la fin du film pour apprendre que l’un des détenus a trouvé la mort, étouffé après avoir été embarqué par des policiers dont on aura pris soin de préserver, pour eux oui, l’anonymat ? Est-ce chercher la distance juste que de rendre un hommage et de faire applaudir le directeur du centre de rétention par 3 000 spectateurs lors de la présentation du film, sans qu’une parole ne soit prononcée en la mémoire de l’homme décédé, sans qu’aucun regret ne soit exprimé ?
Est-ce encore la distance juste que de se permettre de filmer ces réfugiés dont on sait le sort sans le partager, en gros plans, lors de rares réunions familiales, ou dans leur cellule, cherchant leurs larmes, tandis que les gardiens ne sont filmés que dans leur sympathie désincarnée, dans cet environnement si neutre qu’est le centre de rétention de Frambois, sorte de prison cinq étoiles pour touristes égarés ? La distance juste n’aurait-elle pas été plutôt trouvée par le questionnement de leur participation à un système mortel dont on ne saura rien sinon la vision, forcément «personnelle», des réfugiés, et celle, forcément «objective» et confortablement impuissante, du directeur ?
N’y a-t-il rien qui gêne lorsqu’on parle de «radicalisme», cher Philippe Azoury, à l’heure de dénoncer la complaisance vis-à-vis de ce fascisme ordinaire, dans cette bienveillante neutralité vis-à-vis de ces bons citoyens que l’on devrait admirer parce qu’ils participent au système, certes, mais avec douceur et gentillesse ? N’y a-t-il rien qui gêne Libération dans cette évidente absence de pudeur à deux vitesses, dans l’héroïsation de complices actifs et de premier ordre de cette abomination censément dénoncée ?
Entre Pennebaker et ce cinéaste franco-suisse, Jean-Luc Godard, que vous n’avez pas même le courage de nommer dans votre billet d’humeur, Edouard Waintrop, j’ai, il y a longtemps de ça, fait le choix d’un certain cinéma, celui qui refuse la pâmoison devant les «images justes». C’est pourquoi je n’ai cessé d’appuyer les œuvres d’un autre réalisateur suisse, Alain Tanner, qui, il y a dix ans, traitait exactement du même sujet dans la Femme de Rose Hill. Une fiction qui n’avait pas l’hypocrisie de distinguer le «système» de son principal pilier, ces exécutants zélés et collaborationnistes auxquels Fernand Melgar a rendu hommage avec la complicité du festival de Locarno, après avoir montré le processus de mise à mort auquel ils continuent à participer. Tout en douceur.
23 août 2011
Cher Paulo Branco
Par FERNAND MELGAR Cinéaste, auteur de Vol spécial, en salles en France au printemps 2012.
Ainsi, je suis «fasciste», le film Vol spécial est «obscène» et les malheureux spectateurs sont des collabos. L’énormité de l’accusation, venant d’un homme qui a fui la dictature de Salazar, laisse tout d’abord éberlué. Il est vrai que selon le même Paulo Branco, président du jury international, Olivier Père, directeur du festival de Locarno, s’est déshonoré en sélectionnant ce film, Edouard Waintrop est un lâche, Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse ne sait pas de quoi il parle, etc. : tous ceux qui ne partagent pas la hargne du maître se voient disqualifiés par lui. Une arrogance hallucinante qui renvoie aux mots de Freddy Buache dénonçant en son temps «l’arrogance fasciste» de la Nouvelle Vague et de Godard en particulier. Mais le temps a passé et nous ne sommes plus dans les années 60. Cinquante ans plus tard, il y a belle lurette que le cher Freddy a changé d’époque et de manière.
Il est difficile de discuter sérieusement avec quelqu’un qui accumule à ce point, outre l’insulte, les erreurs, les approximations et les contre-vérités : «Ce documentaire témoigne de la mort d’un immigré durant un vol spécial sans que le réalisateur ne censure a posteriori les images tournées avant son décès.» (2) Une affirmation absurde : le Nigérian décédé à l’aéroport de Zurich lors de la préparation d’un vol spécial n’apparaît à aucun moment dans le film, pour la simple raison qu’il n’a jamais séjourné au centre de rétention de Frambois et que j’ignorais avant le drame jusqu’à son existence. Dans mon film, sa mort est commentée le lendemain par les détenus et le directeur. Sur plus de 3 000 spectateurs qui ont ovationné le film à Locarno, Branco semble être le seul à nager dans cette confusion totale.
Allons pourtant à l’essentiel : «Le réalisateur filme les réunions (des surveillants) et prend connaissance d’informations vitales qui ont pour conséquence la mort de plusieurs hommes» (d’où tient-il cette histoire invraisemblable de plusieurs morts ?). Le réalisateur «ne transmettra pas ces informations aux détenus pour mieux "saisir" leurs réactions, filmées dans leur plus profonde et abjecte intimité». Je suis donc complice des «bourreaux» et coresponsable de la mort d’un homme.
Il est parfaitement exact que nous assistions aux réunions de travail des surveillants, et que nous savions donc qui allait être expulsé et quand. Mais j’avais clairement expliqué aux détenus que je connaîtrais avant eux le moment de leur expulsion. Réponse unanime : «De toute façon, c’est foutu pour nous. Ce qui compte, c’est qu’on ne nous oublie pas, qu’on sache ce qui se passe.» Et ils nous ont demandé d’être là, jusqu’au bout, si possible jusqu’à l’entravement, parce qu’ils avaient peur et que nous étions les seuls témoins.
M. Branco est outré parce que j’ai fait monter sur scène le directeur de Frambois, au même titre qu’un ancien détenu, sans que ce premier ait été amené à se justifier. Après la projection du film, il y a eu une rencontre d’une heure avec le public. La première question d’un spectateur a été pour le directeur de Frambois : «Comment pouvez-vous vous regarder dans la glace le matin ?» Il a répondu : «Je fais juste le sale boulot que vous m’avez demandé de faire. Et j’essaie de le faire le mieux possible.» Le directeur faisait allusion à la Loi fédérale sur les mesures de contrainte, qui permet d’incarcérer jusqu’à dix-huit mois toute personne dès l’âge de 16 ans résidant illégalement sur le territoire suisse. Cette loi a été acceptée en votation populaire en 1994 à une majorité de 72,9% des votants.
Malgré la solidité de ce consensus national anti-immigrés, la présidente de la Confédération, Micheline Calmy-Rey, faisait partie du public de Locarno. Bouleversée par le film, la première citoyenne du pays a fait une déclaration (3) le lendemain au journal télévisé pour dénoncer l’horreur des vols spéciaux. Pas mal pour un film exaltant le travail des bourreaux ordinaires ! Ajoutons tout de même, pour faire bonne mesure, qu’aucun pays européen n’a jamais ouvert les portes d’un centre de rétention à un documentariste. La Suisse a cette étonnante franchise. C’est pourquoi je peux y faire mes films. C’est un des aspects étonnants de ce pays : on peut remettre en cause les institutions et les soumettre à la critique démocratique.
Monsieur Azoury est, quant à lui, moins dans l’insulte que dans la lourde ironie : j’avoue que son bon mot sur la télé-réalité, à propos du travail en cours sur le Web, est assez dur à avaler. Le site www.volspecial.ch - un web documentaire coproduit avec les trois chaînes nationales suisses et Arte GEIE - va permettre de ne pas perdre la trace des expulsés et de suivre leurs destinées. Il permet de faire savoir par exemple que Geordry, a été arrêté à Yaoundé, incarcéré et sauvagement torturé durant cinq mois pour le seul fait d’avoir demandé l’asile en Suisse. Un requérant d’asile qui n’avait pas menti en se disant menacé de mort par les autorités de son pays, mais qui n’a pas pu présenter devant les commissions suisses les «preuves crédibles» des menaces planant sur lui. Afin de protéger tant bien que mal les expulsés, ce travail de suivi est essentiel ; difficile et onéreux, il doit absolument être poursuivi et élargi au niveau européen. Au lieu de se moquer de cette démarche indispensable et précieuse, le journaliste Philippe Azoury devrait plutôt se battre pour que le même travail soit fait en France sur le destin des 30 000 expulsés annuels de M. Guéant.
Je vis dans un pays dont les murs sont couverts d’affiches racistes et xénophobes fleurant bon les années 30, dans un pays où l’extrême droite séduit le tiers du corps électoral et où la droite, toutes tendances confondues, rafle depuis toujours entre 65% et 70% des voix. Dans un tel pays, les débats qui ont suivi la diffusion de mon précédent film la Forteresse, succès documentaire de l’année tant en salle qu’en diffusion prime-time sur la première chaîne nationale avec en bonus le meilleur taux d’écoute, ont permis de faire naître des discussions aussi passionnantes que révélatrices des peurs et des ignorances du grand public concernant «les étrangers». Des sentiments souvent extrêmes qui se ressemblent hélas d’un bout à l’autre de l’Europe.
Nous espérons bien poursuivre ce travail de discussion, de réflexion et de pédagogie politique avec Vol spécial. C’est pour moi la seule chose qui compte et c’est le sens de mon travail.
Dernière édition par Baldanders le Mer Fév 15, 2012 15:38; édité 1 fois
Posté le: Mer Fév 15, 2012 15:37 Sujet du message:
Il ne joue absolument pas la transparence, mais il fait en revanche croire à une objectivité qui, outre qu'elle est en tous points impossible, est de toute façon complètement faussée. Dans mon souvenir, le montage est tout à fait bricolé, planqué derrière des plans de coupe, assemblé comme le monstre de Frankenstein. Quelque chose que je ne peux plus voir dans un documentaire, qui me hurle trop son mensonge au visage (comme récemment les faux champs/contrechamps de Tahrir par exemple).
Je me souviens d'une séquence dans Président, où l'intégralité d'une discussion était plaquée sur une autre situation, filmée de dos ou dans des angles qui permettaient de tricher. Ça avait totalement invalidé le film à mes yeux. _________________ "Si je m'en sors bien, je serai peut-être vendeur aux 3 Suisses."
Posté le: Mer Fév 15, 2012 15:45 Sujet du message:
Mais ce bricolage, en quoi consiste la majorité des films documentaires qui se font, ne constitue un problème en soi que si on a la passion fétichiste d'un réel indivisible, comme celui que Depardon prétend reproduire dans Afrique, comment ça va avec la douleur ? quand il laisse tourner la caméra, citant Bazin et sa robe sans couture du réel...
Or, ce réel n'est pas indivisible, la preuve : Depardon finit par couper, sans parler de tout ce qu'il laisse hors-cadre, car évidemment il y a toujours un hors-cadre, un hors-champ.
Alors, on ne peut pas couper/découper n'importe quoi, je suis bien d'accord.
Là où nous ne sommes pas d'accord, c'est quand tu sembles dire que quel que soit le résultat, un plan de coupe dans une scène d'un film documentaire équivaut à coller une jambe à la place d'un bras, et à trahir ceux qu'on filme. Pas forcément, et dans ce cas précis je ne trouve pas.
Posté le: Mer Fév 15, 2012 15:54 Sujet du message:
Moi c'est un peu mon cheval de bataille, ça, le plan de coupe.
Il en reste dans DUPEC3 et je ne les aime pas, ça restera mon regret.
Je ne nie pas le hors-cadre et le hors-champ, au contraire, je pense qu'il faut travailler avec.
Mais tronçonner dans le discours en planquant les bouts de scotch, ça ne me va pas, ça me fait douter de tout et me place contre le filmeur.
Ce n'est pas pour rien, par ex, que dans les Dragons je filme la parole de cette manière, en rendant toujours visible la coupe.
Je trouve que vouloir dynamiser une parole par ce genre de manipulations de montage, c'est céder à une forme de démagogie du montage, et pour moi c'est toujours déjà suspect. _________________ "Si je m'en sors bien, je serai peut-être vendeur aux 3 Suisses."
Posté le: Mer Fév 15, 2012 16:20 Sujet du message:
Zahad le rouge a écrit:
Je trouve que vouloir dynamiser une parole par ce genre de manipulations de montage, c'est céder à une forme de démagogie du montage, et pour moi c'est toujours déjà suspect.
Mais il ne s'agit pas forcément de "dynamiser une parole". Parfois, ça peut être simplement pour rappeler qu'il y a un auditeur en le montrant, quand bien même ce contrechamp n'est pas synchrone avec la parole. Et rappeler qu'il y a un auditeur peut être important pour saisir la portée de ce qui se dit, qui a toujours à voir avec celui à qui l'on parle.
Par exemple à la fin de Vol spécial, le directeur réunit les détenus pour leur exprimer son dégoût et son regret (que je crois sincères) de ce qui est arrivé à leur ami, mort étouffé pendant que les flics le faisaient monter dans l'avion.
Il y a dans les contrechamps sur les détenus une rage froide qui refuse silencieusement les excuses du directeur.
On peut questionner le choix d'avoir fait un plan rapproché du directeur qui obligeait Melgar à couper au montage pour avoir un contrechamp, mais je ne suis pas sûr qu'un plan large soit ce qu'il faut faire en toutes circonstances, à moins encore une fois de croire qu'un plan large montre toute la réalité, ce qui est théorique, car même un plan large renvoie des choses à la marge.
Posté le: Mer Fév 15, 2012 16:34 Sujet du message:
Sauf qu'on n'a aucune certitude sur le moment où les plans de "rage froide" dont tu parles ont été pris.
Imaginons durant le discours d'une personne unique un champ-contrechamp qui circulerait entre deux visages, voire plus, comme ça se pratique tellement souvent en documentaire, pour je ne sais quelle justification rythmique de mes deux bourses. Le moindre frémissement sur chaque visage devient d'une importance capitale lors de tels gros plans et on les connecte automatiquement à chaque mot dit. Or, puisqu'on ne sait plus si ce gros plan est raccord avec la bande-son, on se retrouve à ne plus savoir à quoi faire confiance : nos yeux, nos oreilles, aucun des deux ; jamais au réalisateur en tout cas.
Je ne dis absolument pas qu'il faut du plan large toujours, je dis que si tu choisis une échelle de plan et un angle, je trouve problématique d'y raccorder d'autorité, au beau milieu d'un discours, un contrechamp ; à moins d'avoir tourné à plusieurs caméras, à la rigueur, ou bien d'assumer le mensonge, en faire un élément sémantique de ta mise en scène.
Aucun plan ne montre toute la réalité, bien évidemment, je ne sais même pas pourquoi on en parle. En revanche, un plan-séquence renseigne sur la réalité de son tournage, pour dire vite. _________________ "Si je m'en sors bien, je serai peut-être vendeur aux 3 Suisses."
Sauf qu'on n'a aucune certitude sur le moment où les plans de "rage froide" dont tu parles ont été pris.
Voilà qui ne me pose pas de problème, puisque seul le résultat importe, la scène dans son ensemble, son mouvement. Dans le cas qui nous occupe, cette rage est non seulement vraisemblable pratiquement mais évidente moralement, et de plus elle est vérifiée par la suite qui nous montre l'explosion de colère des détenus.
Zahad le rouge a écrit:
Imaginons durant le discours d'une personne unique un champ-contrechamp qui circulerait entre deux visages, voire plus, comme ça se pratique tellement souvent en documentaire, pour je ne sais quelle justification rythmique de mes deux bourses. Le moindre frémissement sur chaque visage devient d'une importance capitale lors de tels gros plans et on les connecte automatiquement à chaque mot dit. Or, puisqu'on ne sait plus si ce gros plan est raccord avec la bande-son, on se retrouve à ne plus savoir à quoi faire confiance : nos yeux, nos oreilles, aucun des deux ; jamais au réalisateur en tout cas.
Mais de la même façon que dans une fiction, on filme le champ puis le contrechamp et on raccorde ça au montage plus ou moins justement, dans un docu on filme un champ et un contrechamp et on raccorde ça plus ou moins justement ! Et soit, en tant que spectateur, on fait confiance, comme tu dis, parce qu'on sent qu'on peut faire confiance, soit on se sent manipulé parce qu'on sent que la vérité d'une situation est trahie, et alors on ne fait pas confiance. Mais moi, en tout cas, je ne suis pas systématiquement méfiant dès qu'il y a montage en champ/contrechamp dans un documentaire.
Par exemple il y a une autre scène qui valide ta critique dans le film, quand deux Noirs partagent leur expérience, on passe de l'un qui raconte son histoire à l'autre qui raconte son histoire, sans transition, et ça fausse la situation, qui vraisemblablement devait consister en un échange plus long et laborieux, où chacun posait des questions à l'autre. Melgar a coupé au montage pour aller plus vite, et on a l'impression que chacun soliloque. Là, il y a non pas trahison (je trouve que le mot est trop fort) mais arrangement avec la réalité, qui m'a dérangé mais pas choqué, parce que quelque chose passe quand même. Si la situation a été modifiée par le montage, quelque chose de cette situation persiste, et j'aime bien Vol spécial justement pour ça : parce que les arrangements que Melgar y fait avec la réalité n'empêchent pas la compréhension de ce qui se joue, et l'émotion.
Zahad le rouge a écrit:
Je ne dis absolument pas qu'il faut du plan large toujours, je dis que si tu choisis une échelle de plan et un angle, je trouve problématique d'y raccorder d'autorité, au beau milieu d'un discours, un contrechamp ; à moins d'avoir tourné à plusieurs caméras, à la rigueur, ou bien d'assumer le mensonge, en faire un élément sémantique de ta mise en scène.
Oui, c'est problématique, ça pose problème, question, mais ça n'est pas, en tout cas pour moi, un interdit. Pour la simple raison qu'il n'y a pas d'interdit, ou en tout cas qu'il ne devrait pas y en avoir, il n'y a que des cas particuliers à discuter en tant que tels.
Zahad le rouge a écrit:
Aucun plan ne montre toute la réalité, bien évidemment, je ne sais même pas pourquoi on en parle. En revanche, un plan-séquence renseigne sur la réalité de son tournage, pour dire vite.
Sans aller jusqu'à rejoindre Badiou, je dirais quand même qu'il y a aussi parfois un artifice du plan-séquence, qui sous ce prétexte de renseigner sur la réalité du tournage, n'est que pose et paresse. Un peu comme au théâtre certains autoproclamés brechtiens lisent des textes froidement, sans la moindre intonation, ou jettent des regards terrorisants vers le public pour "renseigner sur la réalité du spectacle".
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