enculture Index du Forum
 FAQFAQ   RechercherRechercher   MembresMembres   GroupesGroupes   S'enregistrerS'enregistrer 
 ProfilProfil   Se connecter pour vérifier ses messages privésSe connecter pour vérifier ses messages privés   ConnexionConnexion 

23 prostituées (Chester Brown, 2012)
Aller à la page 1, 2  Suivante
 
Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    enculture Index du Forum -> Bande dessinée
Voir le sujet précédent :: Voir le sujet suivant  
Auteur Message
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Dim Oct 07, 2012 12:09    Sujet du message: 23 prostituées (Chester Brown, 2012) Répondre en citant

On en avait parlé, toncar, alors je le fais : un topic dédié à un album (et on pourra peut-être un peu regretter de commencer avec celui-ci...).

Résumé des épisodes précédents :

Bicéphale a écrit:
"Si vous respectez la propriété d'autrui, et faites preuve de courtoisie à son égard, alors vous menez une vie morale."
Chester Brown - Mon petit manuel de libéralisme terminal

le yougo' a écrit:
C'est quelque chose qui est écrit comme ça dans son livre ?
J'ai repensé à ce bouquin à cause de sa sortie française, vraiment il y a quelque chose qui ne passe pas du tout. A l'époque, j'avais fait une séparation entre le récit, ambiguë et contradictoire, et les notes de fin franchement dégueulasses. Aujourd'hui, je continue de penser que son travail en BD contredit beaucoup son discours affiché, que son dessin et sa mise en page qui évoluent vers une rétention des affects et du sensible, comme un handicap émotionnel, proposent un contrepoint important à sa diatribe libérale faussement libérée (il est en fait empêché de partout, complètement crispé et étrangement désinvesti, ne reste qu'une parole purement théorique qui ne tient pas du tout la route).
Mais n'empêche, j'étais passé trop vite sur ce choix de cacher les visages des prostituées. Il présente ça comme un geste de pudeur et de respect, mais ça fonctionne avant tout comme une mise à distance de ce qui pourrait être trop humain. Dessiner un visage, ce serait entrer dans un rapport avec autre chose qu'un objet de transaction.
Le titre de la traduction française, c'est 23 prostituées. Apparemment, il s'agit du titre original refusé par D&Q. Je le trouve plus juste que Paying fo it, parce qu'il dit bien le rapport purement comptable que Brown vise, combien c'est d'abord la liste qui compte, combien il y a quelque chose de profondément horrible dans ce bouquin.
Il se passe des choses qu'il semble ne pas voir, comme le fait qu'il fasse d'abord le portrait de son incapacité à vivre ses émotions, de sa folie à vouloir faire disparaître le rapport humain au profit d'un rapport marchant (et de présenter ça comme une utopie, une solution à la misère affective, alors que c'est surtout le récit d'un petit enfer). Cet aspect là me plait toujours, ça créé un rapport avec le lecteur assez malaisant, où il est difficile de trouver sa place, c'est pas si souvent. Mais il faut quand même se farcir cette vision du monde bien répugnante qu'il nous demande d'embrasser, et pas que dans les textes de fin. C'est bien l'ensemble du bouquin qui est violent, et le souvenir que j'en ai aujourd'hui, c'est d'abord celui d'un livre assez insupportable.


Et la suite :

le yougo' a écrit:
C'est quelque chose qui est écrit comme ça dans son livre ?

Ouaip. page 234 de l'édition américaine.

le yougo' a écrit:
Aujourd'hui, je continue de penser que son travail en BD contredit beaucoup son discours affiché, que son dessin et sa mise en page qui évoluent vers une rétention des affects et du sensible, comme un handicap émotionnel, proposent un contrepoint important à sa diatribe libérale faussement libérée

L’idéologie libérale, et plus spécifiquement sa pointe avancée libertarienne (à noter que Brown a concouru par deux fois, en 2008 et 2011, aux élections législatives canadiennes sous l’étiquette du Parti Libertarien du Canada), est aussi une entreprise de destruction des affects, déterminée par le projet utopique d’une société composée d’agents rationnels. Il ne me parait donc pas tant y avoir contradiction que liaison étroite, causale entre les deux pôles que tu définis : cette "rétention des affects" participe, en tant que cause et effet conjoints, de l’avènement d’une société libérale accomplie.

Je ne vois pas le livre, malgré le découpage marqué qu’il adopte entre bd bio et argumentaire écrit, comme essentiellement clivé mais bien plutôt stratégiquement découpé. Il y aurait deux possibles de lecture qui s’oppose là : l’un tenté par le travers psychologique, si ce n’est psychiatrique, travers en tant qu’il conduira immanquablement à passer sa blouse de médecin et à accoler à l’argumentaire politique de Brown l’étiquette rassurante du trouble, du désordre mental. Je ne me satisfais pas de cette lecture, qui me paraît faire l’impasse sur l’expression d’une idéologie politique volontaire et réfléchie, d’un programme social cohérent. A ce titre, une lecture politique me parait bien plus nécessaire. Qu’y a-t-il de si délirant chez Brown au regard des discours qu’offre l’espace politique médiatique ? Qui, aujourd’hui pour questionner le concept de propriété privée ? Qui, aujourd’hui, qui ne prône pas une réduction du champ d’action de l’Etat ?

Le programme politique de 23 Prostituées, lorsqu’on en considère les axes principaux (quatre points indéfectiblement liés : propriété privée nécessaire au progrès humain / être humain essentiellement libre et apte au choix / apologie d’une psychologie introspective antipsychanalytique / réduction drastique de l’Etat qui n’aurait plus d’autre rôle que celui, policier, d’assurer le respect de la propriété privée), ne participe pas d’un délire subjectif singulier. Nombre de ces points semblent durablement ancrés dans l’espace social. Tout au plus pourra-t-on dire que Brown est en avance d’un ou deux tours de vis sur l’état du monde.

Et, pour revenir plus précisément à ce que tu écris, l’être humain qu’est Brown, modèle d’ascète capitaliste terminal, est à la fois un agent actif et un pur produit de ce système, pas sa contradiction. Brown prouve, par ce qu’il témoigne de sa vie (ce en quoi la partie biographique dessinée participe d’une stratégie politique), que l’agent actif rationnel est un possible humain : pas un délire, pas une virtualité : un devenir accessible. S’il y a du délire là-dedans, c’est bien le délire du libéralisme en tant que programme politique totalitaire, pas celui d’un sujet insolite en proie à je-ne-sais quel trouble. Et la « rétention des affects et du sensible » que tu soulignes participe de ce programme, de ce projet. Ce que tu appelles « handicap » et « contradiction », Brown et le libéralisme avec lui, y voit une qualité essentielle au développement d’une société harmonieuse, une étape nécessaire.
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Carton
dans le coma profond


Inscrit le: 09 Fév 2010
Messages: 1952

MessagePosté le: Dim Oct 07, 2012 14:41    Sujet du message: Répondre en citant

Je ne crois pas que la lecture psychologique oblige à faire l'impasse sur le programme politique. Ce dernier est présent à tous les niveaux, et occupe effectivement le gros du terrain, dans la partie autobio autant que dans la partie écrite effectivement.
Mais quand je parle de contradiction, c'est qu'il me semble que la partie dessinée est si visiblement appauvrie de tout enjeu affectif , presque sur un mode défensif, qu'elle en vient à être contre productif par rapport au projet politique. Le monde prôné par Brown n'est en rien séduisant ou attractif, il semble retranché de tout mouvement vital, jusqu'à produire un récit principalement morbide et triste. Cette misère humaine va à l'encontre du principe de libération dont il parle, à tel point qu'à ma première lecture, je n'ai pas compris qu'il militait réellement pour la légalisation de la prostitution. Il a fallu que je lise les notes de fin pour comprendre son projet. C'est en cela que son expérience comme devenir accessible du libéralisme ne me semble pas atteindre le but recherché, et c'est pour ça que je disais au départ que son livre valait plus que ce discours politique final. Je pense que l'approche psychologique (ou simplement de ce qui relève du récit d'une expérience, avec ses blessures amoureuses, ses blocages émotionnels qui remontent déjà à ses précédents livres) permettent non pas d'oublier le projet politique mais bien de voir en quoi il n'est pas valable (et c'est pour ça que je disais à l'époque que sans les textes de fin, son livre aurait été bien plus intéressant et complexe).

Pour compléter le topic, je remets le post (peut être un peu indulgent) que j'avais fait à l'époque :

le yougo' a écrit:


PAYING FOR IT de Chester Brown, chez Drawn & Quarterly

De 1999 à aujourd’hui, Chester Brown est allé aux putes. On peut le dire comme ça. Après une séparation compliquée avec la femme qu’il aimait, il a décrété que l’amour romantique était un leurre, un emprisonnement, et qu’une relation contractuelle avec des femmes serait à la fois satisfaisant sexuellement et libérateur affectivement pour lui. Il a consigné scrupuleusement ses rencontres tarifée dan un carnet, dont il a tiré ce livre autobiographique.

Le travail de Chester Brown n’a cessé de s’améliorer, des jolis Je ne t’ai jamais aimé et Le Playboy, à Louis Riel, il est passé d’un dessin et d’une mise en page fins et délicats à une esthétique de plus en plus épurée et clinique, jusqu’à avoir un style particulièrement précis et rigoureux qui me paraissent vraiment réussis. Sa narration est elle aussi devenue plus distanciée, jusqu’à sembler ne raconter qu’une succession de faits enchaînés, mais de manière très maîtrisée, réduisant ses outils d’expression (dessins plus petits, plus simples, moins variés, gaufrier des cases régulier, cadrages et échelles de plans de plus en plus répétitifs) tout en les affinant très rigoureusement dans leur portée narrative (et en prenant l’habitude d’ajouter plusieurs pages de notes à la fin de ses ouvrages).
Il s’inscrit complètement dans l’évolution de sa famille esthétique formée par ses amis Seth et Joe Matt, qui eux aussi (dans des styles différents), se sont tournés vers une réductions des effets (ce qui n’empêche pas le spectaculaire ou l’ampleur, narrative ou structurelle).

Chez Chester Brown, l’espèce de neutralité émotionnelle de ses récits est particulièrement adéquate pour traiter de l’autobiographie et de la prostitution. Il trouve une certaine distance dans la représentation qui empêche largement le livre de tomber dans le sensationnel ou la séduction mal placée. Comme le souligne Crumb dans sa préface, les visages sont réduits à une simple expression neutre qui ne varie pas, et les prostituée (pour respecter leur anonymat) ont toutes le visage caché soi en hors champ, soi par les phylactères. Outre le traitement presque clinique du sujet, on peut se dire que cette forme correspond à un état de l’auteur, à sa manière d’être au monde. Car ce qui frappe ainsi, c’est le désir de Chester Brown de s’extraire le plus possible des relations affectives dans sa vie, de mettre une distance entre ce qui lui arrive et comment il pourrait en être affecté. Le style dit alors beaucoup sur le pourquoi de devenir client de prostituées et sur sa tendance à chercher à établir des relations codifiées et maîtrisées, marchandes, avec le moins d’implication sentimentale, là où habituellement le sentiment domine. Le gaufrier des cases comme mise en scène d’une difficulté dans les rapports amoureux et le besoin de réduire et maîtriser les émotions. Presque une forme anale dirait Freud, finalement très expressive et très belle.
Du coup, Paying for it développe une narration subtile et ambiguë autour de l’usage de prostituées, où l’on suit les pensées de Brown qui ne voit qu’avantages et libération à devenir michton, et où les choix de mise en scène et de situations à raconter disent la complexité et l’ambivalence de sa position. Plusieurs pages de conversations développent sa position raisonnée et éclairée sur la prostitution, puis une scène très violente (une prostituée qui cache son visage de honte durant le coït, et lui qui se dit qu’il va lui faire une mauvaise critique sur les forums Internet) vient contrebalancer sa bonne conscience de client honnête et respectueux.
Chester Brown est un auteur que j’aime beaucoup, et Paying for it est un livre passionnant et troublant qui réussit faire exister un regard étonnant et contradictoire sur un sujet délicat.



A la fin du livre se trouvent des annexes et des notes sur plusieurs dizaines de pages, où Chester Brown milite pour la dépénalisation de la prostitution en reprenant et démontant les arguments de ceux qui sont contre. Ce qui avait été construit durant le récit, sa complexité et ses situations équivoques, se trouvent affaiblis par ce long développement, au point qu’on se demande s’il a bien compris ce qu’il avait réussi à faire jusqu’ici dans son livre. Chester Brown évacue toute idée de rapport intime au corps, de nécessité du désir dans le sexe, de l’impossibilité d’une réelle liberté dés lors qu’une logique marchande s’installe à cet endroit là précisément, de la potentielle violente effraction que représente la prostitution, et de la laideur de la position de consommateur dans ce domaine là en particulier (en avoir pour son argent, c’est bien d’une aliénation qu’il s’agit là aussi, pour les deux parties).
Alors que les évènements racontés dans la bande dessinée sont eux-mêmes emplis de contradiction (au final, Brown recrée un rapport de couple monogame tout en continuant à payer, sans jamais se dire que ce même rapport est possible sans argent), les annexes et les notes viennent (et c’est la première fois) affadir ce qui faisait la force de son histoire, en forçant le lecteur à choisir son camp, à établir un jugement sur ce qu’on vient de lui raconter et en le faisant entrer dans une dialectique pour/contre qui n’a pas grand intérêt ici. Et avec des arguments du genre « notre corps nous appartient au même titre qu’un meuble, on devrait avoir la liberté de le louer à notre guise », Brown développe une pensée franchement capitaliste des rapports humains et de ce qui constitue une identité, où la liberté est avant tout celle de vendre et d’acheter, et où l’horizon des rapports humains serait avant tout décidé par un besoin de se protéger (de l’amour romantique, de la déception, d’une obligation envers l’autre, d’un attachement qu’on ne pourrait ni maîtriser ni garantir).
Tout cet exposé m’a semblé à côté de la plaque, déplaçant vers une sociologie et un argumentaire simpliste de qui était de l’ordre de l’humain et d’une trajectoire complexe. Cette bande dessinée vaut mieux que le discours qu’elle serait censée soutenir.

_________________
La Quadrature
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Dim Oct 07, 2012 15:35    Sujet du message: Répondre en citant

le yougo' a écrit:
Pour compléter le topic, je remets le post (peut être un peu indulgent) que j'avais fait à l'époque

J'ai oublié, puis j'y ai pensé, mais tu m'as précédé.

le yougo' a écrit:
23 prostituées. Je le trouve plus juste que Paying fo it, parce qu'il dit bien le rapport purement comptable que Brown vise

Oui, je te rejoins entièrement là-dessus (et 23 Prostituées est bien le titre original, refusé par Drawn & Quarterly, l’éditeur canadien).

Il y a une érotique du chiffre. Numérotations en tout genre, partout, tout le temps, le chiffre en tant qu’instrument de quantification, en tant que repère (les dates qui, pour chaque scène, sont indiquées dans une case spécifiquement dédiée). Le monde, on peut le supposer, échapperait à Brown, lui serait littéralement illisible sans cette ronde. Les suites de chiffres mènent à la jouissance : le prix, l’âge, les mensurations, l’adresse, le numéro de téléphone, le code de l’immeuble, la question cruciale du pourboire sont autant de petits cailloux jalonnant le chemin qui conduit au vagin.



À ce titre, il importe de voir les cases 2 et 3 de la page 60 (ci-dessus) pour ce qu’elles sont réellement : plus qu’une érotique, là, un moment de pure pornographie, les seules images du livre, sans doute, à mériter le qualificatif. Elles révèlent le petit secret, la manipulation du chiffre, seul, dans sa chambre, sur son lit, l'index qui touche et l’œil qui regarde (plan subjectif) et le chiffre qui gonfle, qui gonfle. C’est qu’il y a, au-delà de son intérêt certain pour le sexe, une jouissance du quantifié chez Brown, la jouissance du petit comptable qui, à son bureau, tapote les touches de sa calculatrice, que le décompte réalisé soit celui de pièces de monnaies ou de corps humain. C'est cette jouissance que lui permet la prostitution.

Ainsi, à l’exception des chapitres 23 et 33, chaque chapitre est l’occasion de lier directement numérotation et nom d’une prostituée, chiffre et être humain : Chapter 2 – Carla ; Chapter 3 – Angelina ; Chapter 4 – Anna ; Chapter 5 – Back to Angelina ; Chapter 6 – Back to Anna ; Chapter 7 – Amanda, etc. La liste déroulée en son entier peut inspirer la nausée.

Monnaie et commerce assurent la circulation universelle du Chiffre, son emprise, son triomphe. Le libéralisme est le grand vecteur social, politique, historique du Chiffre (comme L’Église est celui du Verbe / v. les Évangiles que Brown publia à l'époque dans Yummy Fur). Le Chiffre, et son incarnation monétaire, comme outil de contrôle global et instrument de jouissance. Et Brown jouit du Chiffre et de la capacité de contrôle que celui-ci lui alloue. Si Brown brise un tabou, dans ce livre, ce n'est sans doute pas celui de la prostitution. Crash de J.G. Ballard me revenant en tête, se demander alors si 23 Prostituées n'est pas le "grand" livre pornographique du libéralisme terminal ?
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Carton
dans le coma profond


Inscrit le: 09 Fév 2010
Messages: 1952

MessagePosté le: Dim Oct 07, 2012 16:32    Sujet du message: Répondre en citant

Bicéphale a écrit:
Les suites de chiffres mènent à la jouissance : le prix, l’âge, les mensurations, l’adresse, le numéro de téléphone, le code de l’immeuble, la question cruciale du pourboire sont autant de petits cailloux jalonnant le chemin qui conduit au vagin.


C'est étonnant d'ailleurs comment cette jouissance du chiffre et du contrôle est complètement dénuée d'une culpabilité qui avait encore lieu chez lui autour de la masturbation dans Le Playboy. Désormais décomplexé dans son plaisir, c'est vrai que ce plan sur la calculette est assez monstrueux.
Marrant de voir dans son livre son camarade pornographe Joe Matt, qui représente une sorte de pervers à l'ancienne, obsédé mais se sentant toujours coupable, jouissant de la pornographie mais en payant le prix d'une socialisation toujours déclinante, collectionneurs de scènes de films pornos mais avec encore une croyance en l'amour. Là il apparait comme un vieux réac, un peu misérable face à son ancien copain de masturbation honteuse devenu une sorte de pornographe 2.0.
_________________
La Quadrature
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Dim Oct 07, 2012 16:36    Sujet du message: Répondre en citant

le yougo' a écrit:
qu'il fasse d'abord le portrait de son incapacité à vivre ses émotions, sa folie à vouloir faire disparaître le rapport humain au profit d'un rapport marchand (et de présenter ça comme une utopie, une solution à la misère affective, alors que c'est surtout le récit d'un petit enfer).

J’insiste un peu parce que ça me paraît essentiel : il y a danger à faire d’un mouvement historique ou d’une volonté politique, une folie individuelle lorsque celle-ci s’en fait l’écho ou le miroir ou le signifiant.

Mary Douglas dans Comment pensent les institutions : "le lien social élémentaire n’est formé que lorsque les individus ont intériorisé mentalement un modèle de l’ordre social". C’est ce qui m’intéresse : en quoi les pensées, les affects de Brown témoignent d’un ordre social (institué ou en devenir). Apprendre à contrôler ses émotions participe pour Brown d’un projet social : si nous empruntions, tous, cette voie de l’autocontrôle (la grande scène de psychologie introspective du chapitre 23 où Brown résorbe en un tour de main son début de dépression est à prendre comme une leçon de courage et de clairvoyance, un enseignement), le monde en serait bien meilleur. Biopolitique de la responsabilité individuelle, contrôle du corps, autogestion du capital émotionnel, etc. Rien de fou là-dedans, de délirant, au regard de notre société et des normes qu’elle érige.

Il y a un humanisme déficient chez Brown, c’est incontestable. Mais cet humanisme déficient ne saurait se résumer au délire contingent d’un individu : il est le produit de la Raison qui accouche in fine du Capital, un programme politique utopique dont Brown est un des agents, un mouvement historique dont notre société marque une étape et 23 Prostituées la suivante.
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Lun Oct 08, 2012 10:57    Sujet du message: Répondre en citant

le yougo' a écrit:
je n'ai pas compris qu'il militait réellement pour la légalisation de la prostitution

Précision d'importance : Brown ne prône pas une légalisation de la prostitution mais sa dépénalisation. La légalisation ne ferait que ramener sous le coup de la loi et le giron de l’Etat une activité commerciale. Et pour Brown, ultra-libéral, le commerce, et plus largement l'ensemble des activités humaines, doivent être libérées de toute entrave étatique (v. pages 191 à 197 de l'édition américaine où Brown explicite le caractère permissif et dangereux de la loi et de l’Etat).

Dans le même temps, il ne faut pas oublier de pointer ce qui sépare irréductiblement Chester Brown des pensées anarchistes (manière d'éviter quelques malheureux contre-sens et enthousiasmes délétères, tel celui dont fait preuve le grand-anarchiste-en-chef-du-monde-des-comics-de-super-héros-américains Alan Moore au dos de l’édition américaine) : pour Brown, l'Etat ne doit surtout pas disparaître mais être réduit à une seule et unique fonction, policière : celle d'assurer le maintien de l'ordre, c'est-à-dire d'assurer le respect et la protection de la propriété privée.
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Lun Oct 08, 2012 11:26    Sujet du message: Répondre en citant

le yougo' a écrit:
Dessiner un visage, ce serait entrer dans un rapport avec autre chose qu'un objet de transaction.

Oui. Absolument. On va parler chiffres (Brown apprécierait…). Il y a 34 gros plans au total dans le livre. Occurrence rare donc, dans un livre qui compte à vue de nez entre 1200 et 1500 cases. 34 gros plans, on pourrait dire « autant de visages » en suivant Deleuze : 34 visages dans ce monde qui en est volontairement dépeuplé.

Et qu’est-ce que Brown visagéifie ? A 25 reprises des mains, 12 fois de l'argent, 8 fois des sexes (le décompte est supérieur à 34 puisque certains éléments se recoupent : mains + argent, mains + sexe). Faudra-t-il s’étonner que le couple main-argent soit représenté plus souvent que celui main-sexe (12 pour le premier, 8 pour le second) ?

C’est tout un art du portrait, politique, performatif, qui se met en place : d’un côté effacement du visage humain, de l’autre visagéification intensive des mains et de l’argent. Un transfert s’opère, en sourdine, essentiel. Un transfert d’affects par suppression du visage humain et investissement parallèle en de nouveaux visages : les mains, l’argent : l’échange : le commerce.

Et là aussi, on pourra faire le choix de lire tout ça en s’attachant à la psychologie de Brown et en glosant sur sa folie supposée, en la singularisant. Mais cette lecture restera forcément incomplète en tant qu’elle ne reconnaîtra pas 1) combien cette « folie » est aujourd’hui la plus partagée au monde, et caractérise autant une structure sociale, historique, que les individus qui la composent, 2) combien de cette « folie » Brown n’est jamais que le signifiant : l’agent discipliné qui, ayant internalisé pour de bon l’ère de la marchandise, ne se voit libre qu’au paroxysme de son aliénation, lorsqu’il défend activement celle-ci et travaille à son couronnement.

(on pourra aussi noter, en ce qui concerne les visages, la singularité du visage de Brown, comment celui-ci se représente : visage-squelette, visage-lame, les yeux le plus souvent dissimulés sous la surface vierge de ses verres de lunettes : à la fois le visage d’un mort et le visage d’un d’objet : le citoyen rêvé de l’utopie terminale est un cadavre-objet qui claironne sa liberté en se pognant sur sa calculatrice)
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Mathurine
dans le coma profond


Inscrit le: 19 Jan 2011
Messages: 50
Localisation: Bretagne

MessagePosté le: Dim Oct 14, 2012 17:51    Sujet du message: Répondre en citant

Je ne peux que rejoindre Bicéphale dans la plupart de ses analyses et conclusions sur ce 23 prostituées de Chester Brown, qui me semble être en rupture avec ses livres précédents. On a ici affaire à un agent conscient d'une idéologie politique, à un militant qui met son travail au service de la propagande d'une idéologie, c'est la première chose à dire pour une analyse éclairée de ce livre. Brown a une aura médiatique outre Atlantique, il a accès aux grands media américains et canadiens, et il met cette notoriété contre-culturelle, et son savoir-faire d'auteur de comics, qui reste brillant, au service de l'idéologie libertarienne minoritaire (frange radicale du néo-libéralisme) mais tout à fait offensive et militante. Une recherche internet sur "libertarians" ou "the philosophy of liberty", ou encore sur Milton Friedman et Capitalisme et liberté jusqu'au Chicago boys affranchira les plus sceptiques.

L'apparente naïveté des énoncés, leur apparent caractère polémique, n'est que le triste apanage de la vision du monde que Brown veut faire passer, et elle peut se résumer en quelques phrases, soit que la première des libertés politiques, celle qui fonde toutes les autres, est la liberté commerciale d'individus atomiques usant de leur propriété privée (le corps en faisant partie), individus considérés a priori comme des agents rationnels, et que tous les droits civiques, tous les droits politiques ne sont que l'exercice de cette conception commerciale de la propriété privée, l'Etat se bornant à un rôle policier (du choix libre), voilà la société utopique que nous promet Brown en 2080 (avec d'autres), voilà sa société idéale, son fantasme terminal de l'ordre social.

Je reste convaincue que le cœur moisi de ce livre se situe bien dans la partie des appendices, aux pages 231 à 257 de l'édition D&Q. Sans ces appendices, le caractère propagandiste du livre sauterait moins à la gorge du lecteur, on pourrait dire qu'il garderait, malgré la charge, un côté plus ouvert, moins débilitant et démonstratif.

Sur le caractère obsessionnel du travail de Brown, c'est certes un élément moteur. Mais le Chiffre ne m'apparaît pas si central. En revanche l'effacement des visages, des "caractéristique ethniques", m'apparaît assez crucial, le prétexte du "respect de la vie privée" des prostituées justifiant la volonté de lisser l'appartenance sociale, économique, culturelle, les singularités subjectives et leurs historicités. Il n'y a qu'un chapitre qui effleure la question de l'origine sociale et ethnique des prostituées (bien que les notes développent un peu ce point), Brown est gêné de ne pas pouvoir avoir sa petite conversation dédouanante avec une prostituée qui ne parle pas anglais, rendant plus problématique la vérification du consentement commercial, de l'exercice du libre choix de l'individu.

Il y aurait énormément à dire sur les figures futiles que Brown oppose à ses propres conceptions, de l'amour romantique au contrôle sanitaire, et des gouffres argumentaires dans ses justifications (c'est la limite d'une volonté de justifier moralement tous ses comportements, tentative naïve et risible, quoique pas une fois je n'ai ri à la lecture de ce pensum). Je relève aussi que l'affirmation du libre-arbitre comme critère déterminant et exclusif de l'action "bonne" (argumentaire néo-libéral classique employé jusqu'au délire dans les appendices, par exemple à propos de l'addiction aux drogues) permet de brouiller les coercitions collectives, en particulier les contraintes économiques et/ou migratoires.

Son seul moment de grande colère figurée par un ciel mental orageux strié d'éclairs s'opère face à l'hypothèse d'imposer aux prostituées un contrôle sanitaire régulier: à chacun de choisir en toute liberté les soins médicaux qu'il veut recevoir, bon sang, son corps lui appartient! Mais c'est bien l'entièreté du dispositif mis en place par Brown qui mérite ce ciel orageux opaque, formidable liberté que de celle de choisir l'accès au soins médicaux (dépendant de son revenu et il argue de l'accès canadien aux soins occultant la question des Etats-Unis auxquels il s'adresse tout autant), ou entre ouvrière sous payée et pute (merci Chester). Ce qui mérite cette grande colère face au travail de Brown n'est pas la défense de l'existence d'une prostitution "vertueuse" (la prostitution est un fait social qu'aucune idéologie politique n'abolira), ni même l'hypothèse de sa dépénalisation, mais bien de vouloir faire de la prostitution un modèle social radicalement généralisé dans un moralisme universel (appendice 3 p.233-234).

On pourra aussi noter que si Brown met complaisamment en scène ses "amis" du comics canadien alternatif, il se garde bien de faire de même avec ses amitiés libertariennes. Sa franchise et ses prises de risque sont belles et bien limitées.

J'en conclurais que ce livre est d'une grande violence politique, et particulièrement servile à l'idéologie dominante (il ne s'en distingue que par le fait qu'il en est la pointe moraliste avancée, plutôt que de se borner tactiquement à une pensée économique du marché et de l'échange). Toute comparaison avec les écrits de Pierre Louÿs (l'Île aux dames notamment), ou My secret Life, ou encore avec Sade, me semble hors de propos, ne serait-ce que par la position politique qu'occupe Chester Brown, ce dernier défend bel et bien l'ordre marchand à portée universelle, par tous les moyens possibles.
_________________
Le Cygne et le Rat inséparables compagnons d'Apollon.


Dernière édition par Mathurine le Mar Oct 16, 2012 10:20; édité 4 fois
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Dim Oct 14, 2012 18:51    Sujet du message: Répondre en citant

le yougo' a écrit:
Je pense que l'approche psychologique (ou simplement de ce qui relève du récit d'une expérience, avec ses blessures amoureuses, ses blocages émotionnels qui remontent déjà à ses précédents livres) permettent non pas d'oublier le projet politique mais bien de voir en quoi il n'est pas valable

Jeanine Floreani, dans une critique parue dernièrement sur Du9, dit la nécessité de lier 23 Prostituées aux livres précédents de Brown et défend une lecture qui abandonnerait le champ politique, envisagé comme trop restreint. Mais Floreani se fourvoie (comme beaucoup d’autres commentateurs du livre) en restreignant, à l’invite de Brown, ce champ politique à la question de la prostitution : autant dire que Floreani reproche au champ politique, et aux possibles de lecture qu’il offre, la limitation même qu’elle lui impose…

Je pense qu’il y a là une grave erreur, à la fois critique et stratégique. Une lecture politique de 23 Prostituées ne se proposera aucunement d’évacuer les aspects biographiques, psychologiques ou artistiques de l’œuvre, pas plus qu’elle ne cherchera à se consacrer spécifiquement à la question de la prostitution (question que je considère, en la matière, comme très anecdotique / voir ce qu’en dit avec justesse Mathurine au dessus).

Je crois qu’il importe, par exemple, de considérer l’argumentaire politique et l’individu Chester Brown (les affects, les actes, les discours du personnage) comme indissolublement liés. L’un et l’autre se reflétant, sans qu’il soit possible de trancher sur la nature du lien causal qui les unit. Un extrait significatif, parmi tant d’autres :

"Le sexe c’est toujours une histoire de commerce : "Je veux te donner du plaisir physique parce que je veux du plaisir physique en échange" ou "Je ferais l’amour avec toi parce que je veux de l’affection" ou "tu peux me sauter pour 200 dollars". Tout ça, c’est du commerce." (p. 274 de l’édition américaine)

On pourra, en lisant ces mots, épiloguer sur le délire totalisant de Brown (voire en rire comme semble nous y inviter très curieusement, si ce n’est inconsidérément, Floreani), ou bien chercher à établir une solution de continuité avec ses livres précédents (retour un poil ranci, chez Floreani, d’une "politique des auteurs" light qui se félicite de son incomplétude : on relie 23 prostituées aux autobiographiques I never liked you ou The Playboy parce que l’amour, le sexe, la famille, la psychiatrie, etc. tout en faisant, comme par hasard, l’impasse sur l’historique et politique Louis Riel).

Mais faire l’économie d’une mise en rapport du discours de Brown (en tant qu’argumentaire politique et récit autobiographique) avec la société capitaliste néolibérale à l’intérieur de laquelle il est produit, considérer comme négligeable l’idéologie libertarienne qui l’agence, c’est passer à côté de sa spécificité réelle : le discours de Brown reflète, autant qu’il les constitue, les structures sociales (synchroniques) et historiques (diachroniques) à l’intérieur desquelles il advient – en une liaison double, donc, à la causalité indéterminée. Il n’y a pas ici un être humain doté de caractères psychologiques primordiaux, qu’il faudrait dégager d’une rhétorique idéologique rapportée pour commencer à y voir clair ou juste, mais un être social complexe dont il faut considérer, sans en éliminer aucun, les traits multiples qui le compose – et dont l’idéologie libertarienne n’est pas un des moindres, ou encore l’ambition politique, ou bien ce qu’on caractérisera de pulsion dystopique terminale, pulsion qui me paraît bien plus intéressante à considérer en tant qu’élément constitutif du néolibéralisme (comme idéologie et comme force agissante du champ social) plutôt que d’en faire une simple question d’individu cellulaire.

Et je ne crois pas qu’une approche psychologisante permette (en ce cas, ou en général d’ailleurs) d’invalider en quoi que ce soit un projet politique, l’approche psychologisante étant elle-même déjà un fait historique, politique, social déterminé (raccourci bien abrupt, on n'aura qu'à me taper sur les doigts : l’inclination psychologisante à considérer comme une des manifestations et produits de l’avènement du bio-pouvoir). L’approche psychologisante est, au même titre qu’une approche qui se consacrerait essentiellement à la question de la prostitution, un affaiblissement drastique des positions critiques que nécessite un tel livre, une restriction qui s’ignore, une limite qui ne veut pas dire son nom (quand bien même on ne l’utiliserait qu’en queue de peloton comme preuve).

Bref, je crois qu’une lecture politique est la plus apte à englober tous les tenants du livre, les autres lectures n’ayant par ailleurs de cesse de minimiser la saloperie idéologique qui irrigue le livre et le modèle utopique/dystopique qui l’obsède (et qui, encore une fois, me paraît être à prendre d’autant plus au sérieux qu’il prolonge directement, et sans rupture concrète, les jeux de pouvoir actuels).
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Mathurine
dans le coma profond


Inscrit le: 19 Jan 2011
Messages: 50
Localisation: Bretagne

MessagePosté le: Lun Oct 15, 2012 9:46    Sujet du message: Répondre en citant

Bicéphale a écrit:

Bref, je crois qu’une lecture politique est la plus apte à englober tous les tenants du livre, les autres lectures n’ayant par ailleurs de cesse de minimiser la saloperie idéologique qui irrigue le livre et le modèle utopique/dystopique qui l’obsède (et qui, encore une fois, me paraît être à prendre d’autant plus au sérieux qu’il prolonge directement, et sans rupture concrète, les jeux de pouvoir actuels).


Le livre se présente comme un témoignage, "memoirs of being a john", souvenirs d'un micheton, qui remonterait une théorie d'une expérience personnelle (dans l'ordre chronologique de lecture). Or c'est tout l'inverse qu'opère Chester Brown, puisqu'il applique une doctrine politique précise (qu'on peut documenter) à son expérience personnelle, il règle son action et sa pensée sur une doxa. Il expose la doctrine mais pas le fait qu'elle préexiste entièrement à son expérience personnelle, et sans réflexion sur cette doxa (sinon celle de la pousser jusqu'au fantasme dystopique oui). Il l'applique de manière systématique à travers un témoignage autobiographique qui s'y subsume.

On peut dans le même mouvement relever une certaine qualité du témoignage de Brown, le rythme qu'il parvient à donner à la partie bande dessinée, la froide distance - qui en elle-même ne me déplait pas - avec laquelle il témoigne de ses rapports sexuels tarifés et de leur cadre, distance qu'il dit inspirée de Bresson, le dessin très sobre qui se singularise par rapport à l'influence d'Harold Gray, ou le cheminement personnel qui l'aura amené à adopter un recours exclusif aux prostituées (des rapports amoureux antérieurs, d'une culpabilité intériorisée qu'il appelle "fardeau", etc.)

Mais son cheminement personnel aura bien amené Chester Brown à intérioriser une idéologie libertarienne que cette bande dessinée reflète, ne pas voir les implications de cette bande dessinée dans le champ social et politique m'apparait aussi comme une lecture réductrice.
_________________
Le Cygne et le Rat inséparables compagnons d'Apollon.


Dernière édition par Mathurine le Mar Oct 16, 2012 10:23; édité 1 fois
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Lun Oct 15, 2012 11:29    Sujet du message: Répondre en citant

Mathurine a écrit:
On pourra aussi noter que si Brown met complaisamment en scène ses "amis" du comics canadien alternatif, il se garde bien de faire de même avec ses amitiés libertariennes. Sa franchise et ses prises de risque sont belles et bien limitées.

On pourra comparer ce que dit Mathurine (et que je considère comme essentiel : il y a bel et bien une stratégie politique à l’œuvre dans ce livre : des béances, des absences qu’il importe de noter et d'interroger : où, en effet, les amitiés libertariennes ? pourquoi leur absence ? quelle présence, aussi, accordée dans le livre au précepte, fondamental chez Brown, de la propriété privée ? qu'en déduire ? autant de questions) à deux extraits de critiques, tenants d’une lecture psychologisante : "Ce n’est donc pas parce que Chester Brown confond sincérité et vérité qu’il faut le condamner" ((Jeanine Floreani) et "Ce livre est un livre profondément sincère, mais attention, sincérité ne veut pas dire vérité" (David Fournol). La lecture politique ne sera pas dupe d’une supposée sincérité (pas plus qu’elle ne se souciera très longtemps de vérité), la lecture psychologisante s’émerveillera en chœur des vessies du petit secret révélé, se félicitant d’accéder là à de la quintessence humaine pur jus.

Développons : la lecture psychologisante verse au plus vite dans un jugement de "vérité" (mais à partir de quelle position ? je veux dire : à partir de quelle position de pouvoir relative sont délivrés ces bons et mauvais points hâtifs ? et dans quel but ?), pour arguer en deux temps trois mouvements que le discours idéologique de Brown est "faux" (tour de passe-passe qui esbaudirait le moindre apprenti-shaman : propriété privée, libre-arbitre stratégiquement essentialisé, réduction du rôle de l’Etat, marchandisation généralisée, etc. balayés d’un revers de la main : tout ceci est "faux"… bien, d’accord, mais alors, pourquoi une telle présence et une telle influence effective de ce "discours faux", de ces petites balivernes inconséquentes, dans nos vies aujourd'hui ?).

C'est que l'argumentaire idéologique de Brown est négligeable, petit élément de surface, trompe-l’œil, en tant qu’il ne fait jamais que dissimuler/révéler la vérité qui compte : un désordre psychologique... (et tous d’endosser avec ferveur la blouse du médecin). Tout le prix de l’œuvre résiderait en fait en un témoignage à ventre ouvert du fond des tripes, à condition qu’on sache dégager celui-ci de la gangue falsificatrice des facteurs politiques (Floreani : "A débattre sur le plan idéologique, cette pensée n’apparaît plus inopportune une fois transposée dans le champ de la psychanalyse (…) il faut savoir profiter de ses confessions d’une honnêteté foudroyante pour plonger au cœur d’une sexualité clinique et sans pulsion" : la langue du médecin se réjouissant de réduire un agencement complexe à un symptôme, d'étudier objectivement un "cas"). Brown n’a d’intérêt, n’est "sincère", n’est "vrai" qu’en tant qu’il nous entretient de son phallus, de sa maman, de ses petites névroses. Quelque chose qui nous rapprocherait de l’homme, l’homme essentiel, libéré des faux-semblants sociaux et historiques.

L’approche psychologisante n’invalide pas le projet politique : irrésistiblement, elle l’évacue. Qui plus est, à considérer ainsi que l’aliénation sociale n’est pas constitutive de l’individu, que le discours politique n’est pas un discours de vérité (en tant que parole agissante) mais un simple paravent, que le délire utopique, politique, historique dissimule nécessairement le délire du PôpaMômanMabite, l’approche psychologisante se révèle être une position éminemment politique qui, sous couvert d’objectivité et de bons sens, fricote aveuglément avec, entre autre, les théories néolibérales de la fin de l’Histoire. La lecture psychologisante apolitique est non seulement un doux fantasme mais de l’idéologie refoulée, de la théorie politique qui se targue de ne pas en être, autant dire pas la moins dangereuse de toutes.
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Bicéphale



Inscrit le: 26 Oct 2010
Messages: 80

MessagePosté le: Mer Déc 19, 2012 14:59    Sujet du message: Répondre en citant

Y a des gens espiègles qui, tard dans la nuit, m'envoient des vidéos pour me rendre fou.

Ainsi, celle-ci, merveilleuse : http://www.youtube.com/watch?v=RH2BaeMA150

ça dure six minutes, et c'est long comme un long tunnel de ténèbres.
_________________
"Ne crois même pas que je sois la femme d'Agamemnon"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Carton
dans le coma profond


Inscrit le: 09 Fév 2010
Messages: 1952

MessagePosté le: Mer Déc 19, 2012 22:02    Sujet du message: Répondre en citant

Oui, y'en a plein, la mieux c'est celle où elle adore le Journal de Fabrice Neaud, et combien le dessin est tellement bien qu'on dirait de la photo.

Cela dit j'admire sa décontraction devant une caméra. Vite fait.
_________________
La Quadrature
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Carton
dans le coma profond


Inscrit le: 09 Fév 2010
Messages: 1952

MessagePosté le: Mer Déc 19, 2012 22:16    Sujet du message: Répondre en citant

Han, je vois que tu en parles déjà dans le chat machine. Et puis je vois aussi que je ne devrais pas trop la ramener, moi et ma cathédrale. Bon oui mais un peu non quand même, il faudra que je revienne sur ce que je pensais de ces livres il y a deux ans. Je fais ça demain.
_________________
La Quadrature
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Docteur C
Invité





MessagePosté le: Jeu Déc 20, 2012 12:13    Sujet du message: Répondre en citant

Bicéphale a écrit:
Y a des gens espiègles qui, tard dans la nuit, m'envoient des vidéos pour me rendre fou.

Ainsi, celle-ci, merveilleuse : http://www.youtube.com/watch?v=RH2BaeMA150

ça dure six minutes, et c'est long comme un long tunnel de ténèbres.


Tss tss t'envoyer cette chronique vidéo n'avait pas pour but de te rendre fou. Comme je l'écrivais c'est une lecture - ou une non lecture, sa chronique portant sur les trente premières pages de bande dessinée rien ne peut garantir qu'elle a lu le reste plutôt qu'entendu parlé - pour le coup d'une libérale pure et dure, offensive, où Pénélope "ne veut pas faire de politique", où on nous parle de son chignon et de "ce genre d'hommes" (un peu lâche, pas très viril prince charmant quand même), où il n'y a pas de regard "misérabiliste" sur la prostitution, où Chester Brown "ne se met pas en valeur mais ne cache rien de sa médiocrité", où il va "boire des coups avec ses potes" qui finissent par penser qu'il a "trop raison". Tout ça, par rapport aux autres chroniques, aux autres abords du livre, va beaucoup plus loin dans l'usage du lieu commun et de la pensée politique qui ne s'avouera jamais. On a là une chronique vraiment libérale du livre, je pensais que ça valait le coup de te l'envoyer (le coup, oui, quand même, j'admets l'aspect vache de cet envoi).

Il y a aussi cette chronique du Journal de Fabrice Neaud oui, l'avenir est sombre.

C'est pour vous obliger à écrire et publier des critiques, par la terreur, sous les bombes de bruit libéral ha ha ha ha!
Revenir en haut de page
Montrer les messages depuis:   
Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    enculture Index du Forum -> Bande dessinée Toutes les heures sont au format GMT + 2 Heures
Aller à la page 1, 2  Suivante
Page 1 sur 2

 
Sauter vers:  
Vous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas éditer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas supprimer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas voter dans les sondages de ce forum


Powered by phpBB and iRn
Traduction par : phpBB-fr.com
Protected by Anti-Spam ACP