Posté le: Jeu Fév 11, 2010 3:35 Sujet du message: Bibliothèque théorique
Ici je me propose de faire une série de petites notules sur des textes (livres, revues, articles) sur/autours/à propos de la bande dessinée. Parce que si la théorie et le discours sur la BD sont aussi vieux que la forme moderne de cette dernière (Essai de Physiognomonie de Töpffer, en 1845), ils restent un peu les parents pauvres des résonances médiatiques sur le sujet. Des livres existent, on en parle pas beaucoup.
Bien sûr c’est ouvert à la participation de tout le monde hein, la branlette ça marche tout seul mais pas seulement.
Pour ouvrir le bal, rien de mieux que feu la revue L’Eprouvette, qui s’est voulue comme un pavé dans la mare, et a cherché à enculer à tout va, les mouches et les mickey. Parfait pour ces lieux donc.
L’EPROUVETTE, 3 numéros, édités par L’Association.
Pratiquement à la première page, « le prochain qui dit « buller », « bédéiste » ou « bédéaste», ON LE CHIE ! »
Le ton est donné. Le premier tome est sorti en janvier 2006, le troisième et dernier tome en janvier 2007, chacun faisant le double de pages du précédent (presque 600 pages pour le dernier). Une inflation comme un suicide, la revue étant visiblement prévue dés le départ pour être éphémère et éviter de s’assouplir avec le temps.
Son but était multiple, casser la bien-pensance du milieu, aiguiser les armes théoriques et critiques (en ressuscitant une frange de critiques radicaux des années 80 : Barthélémy Schwartz, Bruno Lecigne ou Balthazar Kaplan), proposer des mises en pratiques pour la bande dessinée actuelle, et élargir l’horizon en offrant des ponts avec l’art contemporain et les arts plastiques. Le tout avec l’ambition de donner l’envie et la sève pour la naissance d’une avant-garde (terme pas complètement clair dans ces trois tomes, l’avant-garde c’est un peu le messie libérateur mais on sait pas très bien, voire on ne veut pas savoir à qui il ressemble).
L’une des propositions fortes, c’est d’ouvrir les pages critiques aux auteurs eux-mêmes, qu’ils prennent en main le discours et la parole sur la bd (ce faisant en texte ou en bd d’ailleurs), dans des articles, essais, dossiers ou interviews. Le ton va se radicaliser de tome en tome jusqu’au pavé auto-destructeur final, qui aura vu la moitié des auteurs « softs » quitter le navire avant ça (remplacés par exemple par le janséniste Lucas Méthé ou le rigoureux Fabrice Neaud).
Les Sirènes, Benoît Jascques, 2007
Il faut dire que cette revue fut éditée par L’Association, et plus particulièrement par JC Menu qui semblait avoir des problèmes de recentrages politiques avec ses co-fondateurs. Alors même qu’il avait sorti une sorte de pamphlet sur l’état de l’édition BD au début des années 2000 (Plates-Bandes, on en reparlera), Menu s’est semble t-il trouvé face à certaines contradictions de son groupe à L’Association, Trondheim et Sfar (par exemple) s’étant retrouvés directeurs dans des collections de livres indé-mous pas toujours glorieux, en rajoutant ainsi à la surproduction d’œuvres dispensables vilipendée par Menu dans son livre.
Ainsi, si Trondheim et Sfar sont bien présents dans le premier numéro de L’Eprouvette, ils disparaissent dans les numéros suivants (et claqueront la porte de L’Association dans la même période) alors qu’un des fondateurs historiques, Mokeït, parti très tôt vers des contrées plus picturales et abstraites, se voit longuement interviewé sur son rapport à l’art contemporain dans le troisième numéro.
Passeport, Mokeït, 2004
Retour aux fondamentaux donc, à une parole et une pensée plus combative et radicale, Menu alors seul aux commandes lâche les chiens, et réussi à trouver un équilibre entre provocation violente (les polémiques autours de la revue ne semblent n’avoir retenu que cet aspect là de l’objet) et réflexion poussée et intransigeante sur la bande dessinée en tant que médium, production et microcosme. Le ton général est celui de la guerre et de la revendication, on fonce donc tête baissée mais tête pensante avec des textes qui se contredisent, qui crachent souvent et qui ne cherchent pas la demi-mesure. La première nécessité étant de faire sécession avec une pratique en bande dessinée qui veut que toute pensée soit mal vue, taxée d’élitiste, que toute critique soit impossible même si elle est argumentée, et que la BD se doit de rester dans une zone de la nostalgie de l’enfance, tranquillement fétichiste, apolitique et sans ambition autre que de raconter une histoire pour un public « de 7 à 77 ans ». De ce point de vue, L’Eprouvette cherche à donner une alternative au discours « amoureux » dominant, à pendre le dernier fabricant de figurines avec les tripes du dernier geek, et rien que pour ça l’existence de cette revue est indispensable.
Lettre à JC Menu, Jacques Velay, 2006
A un niveau plus général, je dirai que la force de L’Eprouvette est de créer un repère, un pivot nécessaire pour commencer ou pousser plus loin une réflexion sur la BD tout en faisant œuvre, en ne rognant pas sur une certaine idée d’une esthétique et d’une éthique éditoriale, livres classieux mais sobres, entre l’université et le punk (mais ni l’un ni l’autre, L’Eprouvette ayant réussi à se créer son propre espace de dialogue et de réflexion, dans un style unique bien que collectif, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités), sans aucun sur-place, remettant en jeu ses parti-pris d’un tome à l’autre, faisant le liens entre des auteurs des années 60, des gravures du XVIème siècle ou de la penture abstraite, creusant vers la musique, la philosophie ou la poésie, cherchant à aller de plus en plus loin jusqu’à s’arrêter en plein vol en espérant avoir planté les graines des gestes radicaux à venir.
Sur une ile déserte, les 3 numéros de L’Eprouvette et le livre Comix 2000 peuvent suffire à remplir une vie.
Le Phénix Imprévu, JC Menu, 2007
(je parlerai une autre fois du prélude à la revue, le livre Plates-bandes de JC Menu, et de son extension, la collection de livres théoriques de L’Association portant elle aussi le nom d’Eprouvette.)
Système de la bande dessinée, de Thierry Groensteen, chez PUF, collection Formes Sémiotiques (1999).
La première chose à noter, c’est que ce texte a été publié dans un circuit éditorial a priori étranger à la bande dessinée. C'est-à-dire qu’il choisit sciemment de s’extraire d’un milieu éditorial où le « sympa » prédomine et où la « prise de tête » est exclue, d’autant plus en 99. Publier chez PUF est déjà en soi un moyen d’exorciser les « petits mickeys » et un appel à un regard plus mature sur l’objet. L’auteur choisi clairement une édition à la hauteur de l’ambition qu’il a pour son propos, à savoir donc une étude des formes sémiotiques de la bande dessinée.
Bon Groensteen c’est pas le premier pékin venu, ancien directeur des Cahiers de la bande dessinée, ancien conseiller scientifique puis directeur du CNBDI , ancien directeur de la revue 9eme Art, il a une place majeure dans le paysage critique francophone.
C’est écrit dans un style très universitaire, c’est blindés de références diverses (le travail de Groensteen ne vient pas de nulle part, et il utilise aussi bien les théories dans le domaine littéraire que dans le domaine pictural ou cinématographique) et certainement faut il en passer par là pour assoir une pensée un minimum sérieuse sur la bd, surtout quand il s’agit de défricher des zones entières jamais définies et rarement travaillées. A commencer par une définition du médium. Si celle-ci reste encore discutée (« chercher l’essence de la bande dessinée, c’est être assuré de trouver, non pas une pénurie, mais une profusion de réponse »), Groensteen pose quelques notions majeures. La première, celle de solidarité iconique, avance l’importance de la mise en relation de plusieurs espaces iconiques, tout à la fois séparés et solidaire, c'est-à-dire plastiquement et sémantiquement surdéterminés par le fait même de leur coexistence dans un même espace.
Le livre travaille par la suite la notion de spatio-topie (disposition spatiale) des éléments déclinables en marge, cadres, strips, surcadres, etc, puis celle d’arthrologie (l’articulation entre ces éléments), où le sens vient de l’interdépendance des deux.
Il finit sur l’idée de réseau, qui dépasse le multicadre pour faire circuler le sens dans l’ensemble de la bande dessinée, un tressage de sens entre les espaces iconiques in praesencia ou in abstencia (la poésie d’un Watchmen par exemple). (Et du coup j’aime beaucoup la place que l’auteur donne au textuel en bd, c'est-à-dire à la fois important et complètement secondaire)
Tout ça est décrit et analysé avec moult exemples et approfondissements, dans à la fois une certaine évidence et une densité de la pensée. Au final, c’est une base théorique très solide qui influencera tous les livres à suivre.
Ce qui fonctionne particulièrement dans ce livre, c’est la formulation précise et rigoureuse d’un processus de lecture que tout le monde a déjà pu expérimenter, ou au moins en avoir l'intuition. Groensteen en fait élabore et détermine en quoi la bande dessinée a un potentiel riche et passionnant. Il dresse un portrait du médium en tant qu’espace très large de création, loin des dichotomies simplistes scénario/dessin et permet une approche convaincante des enjeux et des mouvements possibles dans la bande dessinée.
Bien sûr tout ça on peut certainement le découvrir ou se le confirmer en lisant les œuvres directement (voir le top 10 de le roux qui sent sous les bras par exemple dans le topic approprié), mais lire ce livre c’est mettre des mots sur des mécanismes finalement assez complexes, c’est pouvoir se formuler l’étendue et la diversité des fonctionnements signifiants en bd, et aussi comprendre en quoi on a raison d’être exigeant avec le médium.
l'est balèze le bouquin de groensteen ouais, mais c'est vrai que c'est cool.
sinon, c'est moins un bouquin théorique, mais l'itw fleuve de Schultz dans le tome 1 de l'intégrale donne quelques belles pistes sur le "comment bien faire un strip" qui en remontrerait à la plupart des pauvres strips merdiques que j'ai pu lire hier dans une salle d'attente.
c'était vraiment très intéressant
Comix Club sort ces jours ci son 11éme numéro. Ce sera aussi son dernier, l’édition et la rédaction de la revue prenant trop de temps et d’énergie à la petite structure des éditions Groinge. C’est ainsi la fin de la dernière expérience de critique fait par les auteurs de BD eux-même. Si on se dit que l’autre revue vivante, 9éme Art, cesse sa parution papier pour une parution sur le net, on constate que plus aucune revue critique digne de ce nom n’est disponible en kiosque ou en librairie.
Le premier numéro de la revue sort en 2003 (et est la compilation de trois cahiers à la diffusion très sélective, parus dés 2002), ce qui fait d’elle la première à proposer aux artistes de BD d’écrire sur leur art. Tout d’abord prévu pour une périodicité aléatoire, elle devient triannuelle à partir du numéro 4. Autre évolution : le projet de départ était de parler de la BD en BD, à la manière d’un McCloud. La difficulté de l’exercice a fait que rapidement ce sont surtout les textes qui ont prédominé dans la revue.
Très vite on se rend compte que le niveau théorique n’est pas grandiose, que les idées ne communiquent pas entre elles et que les réflexions ne vont pas bien loin (avec des articles vraiment minables, comme ceux de Wandrille, éditeur, auteur, penseur, nul dans chacun de ces domaines). La parution de l’éprouvette, quelques années plus tard, file direct un coup de vieux à la revue, qui se voit dépassée à tous les niveaux. On constate que la force de frappe théorique dans la famille de L’Asso est bien plus imposante que dans celle de Groinge (des auteurs comme Fafé ou Aurélia Aurita, franchement ça fait pas le poids face à un Gerner ou un Rosset). Ça reste un revue intéressante, jamais idiote, mais enfin un peu petit bras.
Spoiler:
[
Je suis mauvaise langue. Il y a bien une dimension vraiment réussie dans Comix Club, c’est les interview/présentation/critique d’un auteur à chaque numéro, systématisé à partir du numéro 4. Et les auteurs choisis sont souvent des artistes un peu en marge, disons que leur travail est reconnu mais rarement cité en exemple, et à la production assez rare en France : Pocellino, Tom Hart, Gunnar Lundkvist, Kochalka, Nylso, Josso… Et puis un réel intérêt pour la production fanzine, et puis des dossiers pas mal montés (dont un dossier "édition et précarité", ou un autre spécial Zombies, d’où fut tiré l’avatar de feu Bub (je passe mon temps à faire des clins d’œil à Karl dans ce topic, il les relève jamais, c’est ma manière de vérifier si il me lit), d’ailleurs il m’a jamais remercié pour cet avatar qui lui a fait plusieurs mois, salop !).
Une revue généraliste de qualité en fait, mais qui donne l’impression de ne jamais avoir eu les moyens de son ambition.
Posté le: Mar Fév 16, 2010 16:44 Sujet du message:
Aller j'ai été un peu vache sur Comix Club, du coup pour me rattraper je poste les 3 plus belles pages de la revue de la bd qui parle de la bd en bd.
Une ode à Kiby par le très bon Matt Broesma, surement la plus belle chose faite à propos de l'œuvre du bonhomme :
Posté le: Mar Fév 16, 2010 17:42 Sujet du message:
Bin j'ai posté l'intégralité des pages sur Kirby, donc c'est pas la peine d'acheter la revue pour ça.
Cela dit jettes y un coup d'oeil, y'a des articles intéressants parfois.
Posté le: Sam Mar 06, 2010 18:30 Sujet du message:
oué, bouquin imposant, et pis histoire de la BD assez complète (pour ce qui est du versant européen/américain en tout cas) sérieuse et bien écrite (Groensteen quoi)
Toutes les heures sont au format GMT + 2 Heures Aller à la page 1, 2, 3Suivante
Page 1 sur 3
Vous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets dans ce forum Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum Vous ne pouvez pas éditer vos messages dans ce forum Vous ne pouvez pas supprimer vos messages dans ce forum Vous ne pouvez pas voter dans les sondages de ce forum