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L'Odyssée de Pi (Ang Lee, 2012)

 
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Carton
dans le coma profond


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MessagePosté le: Dim Jan 27, 2013 19:36    Sujet du message: L'Odyssée de Pi (Ang Lee, 2012) Répondre en citant



Le point de tension, le centre du film, c’est le corps numérique. Dans Hulk

Spoiler:



c’était le lieu de l'expression du réalisateur, un corps de la maladresse et du spectaculaire, ici c’est le tigre, qui concentre en lui toute la question de la co-présence des effets. Marrant de voir que la morale bazinienne du montage, qui s’illustrait dans les films avec animaux, trouve une réactualisation dans un film avec un animal numérique. Aujourd’hui la co-présence n’est plus une difficulté puisque le numérique peut mettre l’acteur face à n’importe quoi, mais c’est toujours un enjeu de mise en scène parce que justement ce n’importe quoi a fini par faire disparaître toute tension. Aujourd’hui, si tout est possible, comment retrouver l’impact d’une image d’un tigre à quelques centimètres d’un acteur.
Une des réussites du film, c’est de traiter l’image numérique comme il regarde l’animal, c’est à dire surtout en évitant de chercher une âme. Il est dit dans le film qu’un tigre n’a pas d’émotion, que son regard n’est que le miroir de ce qu’on y projette. C’est exactement la place du numérique dans le film, ce n’est pas une question d’impression du vivant mais bien plutôt celle de l’étrangeté et du autre, ce qui n’est pas humain, qui n’a pas d’affect, pas de profondeur, une surface sur laquelle on peut projeter. Établir la radicale étrangeté du tigre, à quel point l’animal est un monde où l’on n’a pas de repères, poser d’ailleurs dans la « scénographie » d’abord une séparation entre l’homme et le tigre (pas le même radeau, pas le même régime d’image), c’est ensuite pouvoir explorer les différents degrés de proximité possible ou pas, et tout le récit peut s’en tenir à cette question là, est ce que je peux m’approcher ou pas ? si oui, comment ? Et l’acteur peut il partager le même plan avec une image numérique sans que l’un des deux ne s’écroule ?
Là dedans, la place du réalisme si chère au cinéma numérique devient caduque. Le générique du début mélange d’ailleurs allègrement animaux réels et animaux digitaux, comme pour bien signifier que tout ça c’est pareil, c’est de l’image. Je me suis dit que ce film était le descendant direct de Hulk de ce point de vue. Même travail sur la vulgarité de l’image, le kitsch mené à son point de fascination, le moment où la question du laid ou du beau, du vrai ou du faux dans un plan est inopérante, un cinéma de la fluidité avant tout, et un cinéma d’effets, qui cherche à saisir, mais d’une manière très douce, tout en transition dans un même mouvement, sans violence Le film d’Ang Lee ne s’occupe pas de séquence ou de plan, mais d’image, voire d’imagerie, un truc de surface et d’aplat et de choses qui s’animent là dessus. Pour le coup, que tout le film se passe surtout sur l’eau fonctionne très bien, qui permet d’évoluer dans un monde de reflet, de transparence et de fausse profondeur (le seul plan, très beau, qui plonge dans l’eau est en fait un plan fantasmatique, qui marche par profondeurs successives, comme des paliers. Film parfait pour la 3D du coup)
Le souci d’Ang Lee, c’est comment revitaliser l’image numérique, la prendre dans toute sa facticité, voire sa laideur, affirmer son artificialité, et emmener ça vers l’émerveillement, ou plutôt ce truc du spectateur de cinéma qui a un moment croit à ce qu’on lui montre tout en sachant que c’est faux, voit qu’il se fait un film, qu’il ment avec le réalisateur, se fait avec lui cette illusion et jouit de ce plaisir un peu régressif. Tout le blabla sur l’existence de Dieu dans le film, assez pénible quand même, se justifie par là.
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Kuni l'hungus
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MessagePosté le: Lun Jan 28, 2013 1:02    Sujet du message: Répondre en citant

Très intéressant tout ça. Mais du coup c'est pas repoussant quand même, esthétiquement? (parce que bon les images que j'en ai vues me repoussaient moi)
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MessagePosté le: Lun Jan 28, 2013 8:50    Sujet du message: Répondre en citant

Kuni l'hungus a écrit:
Très intéressant tout ça. Mais du coup c'est pas repoussant quand même, esthétiquement? (parce que bon les images que j'en ai vues me repoussaient moi)


Le film est d'une laideur rédhibitoire.
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MessagePosté le: Lun Jan 28, 2013 10:10    Sujet du message: Répondre en citant

Kuni l'hungus a écrit:
Très intéressant tout ça. Mais du coup c'est pas repoussant quand même, esthétiquement? (parce que bon les images que j'en ai vues me repoussaient moi)


Ouh, je relis et je vois que j'ai écrit ça très vite quand même, c'est pas complètement clair.
Pour ta question, c'est laid mais c'est pas un problème. C'est laid comme son Hulk, je peux pas dire mieux. C'est à dire que cette laideur c'est la condition de la distance qu'Ang Lee travaille sur ces images, l'idée qu'on ne peut pas coller à ça complètement, mais que c'est quand même le lieu d'un récit possible. C'est le moche qu'il faut pour un rapport juste aux images et au récit du film.
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MessagePosté le: Mar Jan 29, 2013 12:39    Sujet du message: Répondre en citant

Dans le dernier numéro de la Revue des livres, y a un texte intéressant sur l'objectivité, qui évoque l'image numérique, Straub et Huillet, etc. Ça peut être intéressant de le lire.

Je me rappelle sinon qu’à la sortie de 300, certains épiloguaient sur les trahisons historiques, ce que Snyder faisait de la civilisation perse, etc. Il me semblait que le problème, ou du moins la question, était plus large. C'était le ciel qui m'interrogeait. C'était là, dans le ciel, les nuages, les arrière-plans, que quelque chose de vraiment insidieux s'instaurait. La question du beau s'y étiole bien sûr, puisqu'on est dans le règne de l'efficacité, d’une force qui s'affiche et coagule à chaque pixel. Le mouvement peut sembler paradoxal puisque cette force, pour se concrétiser et s’imposer durablement, pour figer le regard, use le plus souvent de fluidité (plans-séquences des combats dans 300). C’est là sa grande fixette : comment rendre tout fluide. J’ai revu il y a peu Le Dernier des hommes de Murnau, et la relation entre fluidité et pouvoir est posée là, dès les premiers plans (mais d’une tout autre manière : critique). A l’époque, le studio allemand cherchera à garder secret les trucs inventés pour faire se mouvoir ainsi la caméra, "caméra déchaînée" qu’ils disaient ; les studios américains seront très jaloux. Eux aussi, ils voulaient déchaîner la caméra. Les studios américains se sont bien vengés depuis.

Abyss et son visage humain aquatique, le T1000 du Terminator 2, Spielberg et ses dinosaures, trois grandes étapes du vivant numérisé en quête de fluidité. King Kong regardant le lever du soleil (le numérique qui se contemple), et chaque seconde d'Avatar, c'est pareil. Efficace, puissant. Lignes de code d'où rien ne pisse, d'où rien ne peut plus fuir. Des rivières de code en marbre, si vous voulez (et la grande affaire du numérique, c’est bien sûr de réussir à modéliser l’écoulement de l’eau). Du code, du chiffre. On pourra s’amuser à dire : ces films font du chiffre, énormément de chiffre, à chaque étape… ah ah ah… on n’a pas fini de rigoler…

Naomi Watts dans King Kong, charme le monstre en lui rejouant le cinéma muet, slapstick, mime, danse, etc.. Y a quelque chose de l’ordre d’une passation de pouvoir en jeu, ici, dans cette séquence. Le cinéma se rembobine jusqu’à l’origine, et puis passe au monstre. Le monstre est charmé par les efforts piteux du sac d’os qui essaye de se faire image. C’est que, triste mécanique, l’humain peine méchamment à être aussi fluide que l’être numérique. L’humain est marrant parce qu’il chute… mais c’est sans doute pas comme ça qu’on réussira à augmenter le PNB. On se rappellera donc que le cinéma a servi à ça, très vite : fluidifier le mouvement, le rendre plus efficace : on filme des ouvriers sur la chaîne d’assemblage, dans le but d’améliorer leurs mouvements, d’accroître la productivité. L’image de cinéma dévoile que le geste humain n’est pas assez fluide. Elle va l’aider à s’améliorer. On va filmer le bon geste, puis le montrer aux ouvriers, qu’ils apprennent. L’image est pédagogique, elle instruit, elle discipline. On se rappellera aussi qu’il y a eu deux prises de faites pour La Sortie des usines Lumière : à la première prise, les ouvrières ne sont pas sorties assez vite, ça n’allait pas, écoulement contraint, il fallut retourner la scène. L’image numérique porte la leçon à un nouveau point d’intensité, on ne finit jamais d’apprendre : pauvres humains, il nous faut désormais culpabiliser de ne pas être à la hauteur de notre énième création, pas assez fluide. Regrets éternels de ne pas être une jolie ligne de code…

Je vois des images de Pi, et je continue à trouver plus de potentiel à ce tigre-ci :
Spoiler:


Est-ce normal, Docteur ? Ce qui peut surgir de ce tigre, je ne le sais pas, et personne ne le sait.

Le tigre de Pi, essentiellement hyper-prévisible, pue la mort. Le plaisir régressif que je reconnais là-dedans, c'est le plaisir du cabinet de curiosités numérique, la petite branlette du catalogue de cadavres, tout archiver, même les dinosaures, même les tigres, même le ciel, et jouir de l'exhaustivité de la récolte. Quand bien même on ne tient rien d'autre que des lignes de code. Mais aussi accumulation de pouvoir, bien sûr. Image performative. Le spectateur jouit à la fois du vivant discipliné pour de bon et puis du mot d’ordre qui lui est adressé. Oui, bon, on connaît la musique, un siècle que ça dure (sous cette forme)…

Y a aussi ces images étonnantes de tournages hollywoodiens, qui se multiplient. Tournage du Tintin où l'on découvre une usine déserte, une usine comme en ruine, froide, des objets épars, quelques ouvriers hagards qui miment, qui gesticulent, accompagnés d’un chien en peluche remué par un ouvrier, perchés sur des carcasses métalliques balancées par d’autres ouvriers. On va pas les plaindre, d’accord, y a bien pire comme conditions de travail, mais on peut s’interroger. Qu’est-ce que c’est que cette activité ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Ces prothèses, ces costumes, ces capteurs. Ce qui est présent, ce qui est absent, ce qui sera ajouté, ce qui sera retiré. Willem Dafoe dans John Carter :
Spoiler:



Que sont donc en train de faire ces gens-là.. ? J'avoue, ça reste mystérieux à mes yeux.

Et puis le grand Andy Serkis, le spécialiste de l'Être numérique. Il a tout fait, le monsieur : King Kong, le Caesar de La Planète des singes, le Gollum du Seigneur des anneaux, le Capitaine Haddock, etc, c’est lui. C’est que l’humain est toujours là. Lié au code. Encore nécessaire. Une photo parmi un million de Serkis dans ses œuvres :
Spoiler:


Et cette vidéo qui m’a faite hurler de rire un jour (mais qui n’est pas amusante pour un sou…) :
https://www.youtube.com/watch?v=mbW-Zv_kR5Q
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MessagePosté le: Lun Fév 11, 2013 18:45    Sujet du message: Répondre en citant

C’est sûr qu’il n’a pas l’air malin Dafoe sur cette photo. Mais je suis sûr que George O’Brien et Janet Gaynor ne devaient pas en mener large non plus à faire semblant de marcher devant l’écran où étaient projetées les voitures à la fin de L’Aurore. Les coulisses, c’est toujours un peu ridicule ou absurde. Avant pas moins qu’aujourd’hui.

Face à ces images, à ces manières de fabriquer les films, Ang Lee se pose des questions théoriques et trouve des réponses pratiques. Par exemple où et comment exister dans un film hollywoodien et dans ces images faites par ordinateur ? En s’infiltrant dans le corps du monstre (et lui non plus n’avait pas l’air malin. Mais là c’est l’anti Serkis, l’anti professionnel, c’est important).
Ou bien comment retravailler le problème de la coexistance de l’acteur avec ces images ? En retrouvant et en réactualisant la vieille problématique de comment filmer les acteurs avec des animaux. Et il prend un film entier pour ça. Il ne s'agit pas là de jouir du réel discipliné, puisque jamais le tigre ne s'avance comme réel, il est instantanément problématisé comme hétérogène, comme appartenant à un autre monde, tout l'enjeu étant de voir sous quelles conditions ces deux mondes peuvent cohabiter à l'écran.

La fluidité dans un film, c’est autre aussi chose que l’efficacité, ou la performance. Elle est multiple, celle de kubrick dans Shining est différente de celle de Murnau ou de Welles (et encore là j’ai en tête des plans longs en mouvement, on peut aussi parler de fluidité dans le montage, ce serait encore autre chose).
Celle de Lee, qu’est ce qu’elle fait ? C’est par exemple la scène du naufrage, je crois en plan séquence, qui travaille à passer d’une image à une autre, plutôt d’une vision à une autre, entre deux vagues, c’est le moment où l’image d’un animal se confond avec celle d’un homme, et où l’on peut voir, entre deux mouvements vers les profondeurs et vers la surface, la carcasse du navire s’échouer. Ces deux visions, dans ce qu’elles ont de déréalisées, presque douces, sont le fondement de ce qu’opère le film, à savoir une sorte de pudeur face à la violence, où l’on substitue une image (à prendre aussi dans le sens de métaphore, mais aussi de ce qui mécaniquement n’a pas été devant la caméra, n’existe pas) à la brutalité de la scène, et où la catastrophe se figure comme un saisissement lumineux au ralenti. La fluidité dans cette scène, c’est le moment où quelque chose du réel glisse doucement vers la fable, où le plan séquence numérique vient dire le déplacement de l’horreur vers le conte (qui contient aussi l'horreur, mais la met à distance).
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